Le développement durable a été l’une des priorités de l’Union européenne (UE) ces dernières années grâce à une implication plus forte du Parlement européen (PE) et à la sensibilisation des citoyens sur des questions telles que le changement climatique, la déforestation et les émissions carbones. Cependant, la politique commerciale a toujours donné l’impression d’être en dehors de cette dynamique, comme un domaine politique de «bureaucrate à bureaucrate» (1) où les citoyens n’avaient pas leur mot à dire. Le pouvoir de veto du Parlement sur les accords commerciaux est par exemple considéré non pas comme une menace mais comme un défi facile à relever, pour autant que lors des négociations commerciales le PE soit impliqué, informé et que les valeurs européennes soient respectées (2). Pourtant, ces dernières années, le développement durable a été progressivement plus évoqué dans les débats sur la politique commerciale. Un chapitre sur le développement durable est désormais visible dans les accords commerciaux de nouvelle génération, ainsi que des références aux accords environnementaux multilatéraux tels que l’accord de Paris sur le climat en 2015. Les récentes négociations sur le TTIP, le CETA ou l’accord commercial UE-Mercosur ont affecté la sensibilisation du public qui semble s’intéresser progressivement à la question.
Cependant, comme le montre la ratification des accords commerciaux avec le Vietnam, la poursuite ou la multiplication des réglementations communes avec les États-Unis et le Mexique et le partenariat d’investissement avec la Chine, ces contraintes normatives n’ont pas bloqué la politique commerciale de l’Union européenne. Ce domaine politique semble toujours être mené de manière autonome, parfois en contradiction avec d’autres ambitions de politiques publiques de l’UE (3). L’Union, prisonnière d’une volonté de libéraliser l’économie à tout prix, ne semble pas utiliser comme il se doit son poids dans le commerce international pour «verdir» l’économie mondiale.
La récente crise de la Covid, associée à la rhétorique protectionniste accrue des États-Unis et de la Chine, a amené l’UE à revoir cette composante phare de sa politique extérieure (4). L’Union européenne continue de croire fermement au commerce international, qui est l’une de ses «raisons d’être» (5), et elle espère vivement qu’il assurera son redressement après la crise sanitaire et la normalisation des flux commerciaux. Mais en même temps, en raison des préoccupations croissantes de la population européenne et de ses limites dans d’autres domaines d’affaires étrangères, l’UE entend utiliser le commerce pour aligner l’économie mondiale sur ses valeurs et, en particulier, sur le développement durable (6). Avec sa position colossale sur le marché mondial, grâce à ses 500 millions d’habitants et ses 40 ans de négociation d’accords commerciaux, l’UE estime que ce domaine politique reste son meilleur atout en matière de diplomatie économique (7).
Cela nous amène au « Green Deal » européen, annoncé en décembre 2019 (8). Dans ce document, la Commission aborde le manque d’ambition des partenaires étrangers dans la croisade environnementale de l’Union européenne. Afin de faire pression sur ses partenaires commerciaux, la Commission européenne a donc suggéré la création d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, afin de taxer les émissions carbone des produits entrant dans l’UE. « La politique commerciale peut soutenir la transition écologique de l’UE », affirme le Green Deal, en créant « des incitations économiques à l’action climatique ». Cela serait en outre conforme aux nouvelles am-bitions de la Commission, qui ont pour but de réduire les émissions de carbone en Europe de 55 % en 2030 par rapport à ses niveaux de 1990 (32).
Cette idée phare de la Commission pour le Green Deal - le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) - pourrait lutter efficacement contre les fuites de carbone (I). Cette mesure populaire a également un impact géopolitique ; dans un monde multilatéral, l’UE ne peut agir seule sur la question et doit convaincre ses plus proches partenaires sur le plan normatif, ainsi que les superpuissances économiques, tout en se conformant aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) (II).
« Si les différences entre les niveaux d’ambition à l’échelle mondiale persistent en matière de climat, alors que l’UE accroît les siennes, la Commission proposera un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, pour certains secteurs, afin de réduire le risque de fuite de carbone »
Green Deal européen, Commission européenne
Malgré une diminution des émissions de gaz à effet de serre de 13 % entre 1995 et 2016, l’empreinte carbone des 28 États membres de l’Union européenne n’a diminué que de 8 % (statistique pré-Brexit). Cela s’explique principalement par le fait que l’Union est un importateur net de carbone : un tiers de son empreinte carbone provient des produits qu’elle importe (3). De plus, les importations de l’UE ont d’autres impacts négatifs sur l’environnement ; elles sont responsables, par exemple, d’un tiers de la déforestation liée au commerce international (9). Des progrès ont été réalisés dans les politiques environnementales intérieures, mais l’Union ne réussit pas à contrôler les émissions globales provenant de ses importations et, par conséquent, les données montrent que les émissions incorporées dans les biens importés sont presque équivalentes à celles que l’UE réduit dans les sources de production du continent (10). Cela est dû en partie aux fuites de carbone. Voici ce que la Commission européenne dit à ce sujet dans le Green Deal :
«Tant que de nombreux partenaires internationaux ne partagent pas la même ambition que l’UE, il existe un risque de fuite de carbone, soit parce que la production est transférée de l’UE vers d’autres pays ayant des ambitions moins élevées en matière de réduction des émissions, soit parce que les produits de l’UE sont remplacés par des importations à plus forte intensité carbone. Si ce risque se concrétise, il n’y aura pas de réduction des émissions mondiales, ce qui réduira à néant les efforts déployés par l’UE et ses industries pour atteindre les objectifs climatiques mondiaux de l’accord de Paris». (8)
La fuite de carbone est un terme technique qui fait référence au phénomène de déplacement de la pollution. Si un pays, ou un groupe de pays comme l’Union européenne, crée ou augmente la taxe sur les émissions de carbone, les industries seront plus promptes à délocaliser leurs chaînes de production dans des pays ayant des politiques moins strictes de réduction des émissions carbone. Bien que des débats subsistent sur l’ampleur de ces fuites dans l’UE (11), beaucoup soutiennent que le système d’échange de quotas d’émission (ETS), en vertu duquel les entreprises de l’UE doivent payer une taxe sur le CO2 qu’elles produisent, a incité les entreprises à exporter leur production (12). Il crée ainsi un dumping environnemental : les régions les plus pauvres sont plus touchées par les émissions et les produits importés ont une forte empreinte carbone (13). La taxation des émissions crée cette fuite directe de carbone, mais aussi une fuite indirecte, causée par la diminution de la quantité d’énergie fossile utilisée par les pays ayant une politique plus stricte. Avec la diminution des énergies fossiles utilisées, le prix de ces énergies polluantes diminuera et deviendra plus abordable pour les pays non soumis à des contraintes (14).
Sur le plan écologique, les fuites de carbone sont un problème qui entrave le potentiel des taxes intérieures sur le carbone, comme le système communautaire d’échange de quotas d’émission (ETS). Cependant, elle entraîne également des fuites d’emplois, de capitaux ou de technologies en dehors de l’UE, vers d’autres pays (15).
Un mécanisme d’ajustement aux frontières en matière de carbone contribuerait à éviter les fuites de carbone et à positionner l’Union européenne comme un leader dans les produits à faibles émissions. Les récentes politiques environnementales et énergétiques de l’Union européenne ont créé des incitations à l’innovation et à la productivité au cours des dernières années (16). L’espoir est qu’un mécanisme comme le MACF changera la politique commerciale de l’Union européenne, pour qu’elle soit alimentée par la recherche et l’innovation pour décarboniser les produits européens, plutôt que par la recherche pour des flux commerciaux sans cesse croissants (15).
Ce mécanisme irait certainement plus loin que les politiques environnementales actuelles en matière de commerce que l’UE met en place depuis le traité de Lisbonne, avec par exemple le droit de veto du Parlement européen dans le cadre des accords de libre-échange. Malgré l’implication du PE, les accords n’ont pas été trop contraignants envers les partenaires commerciaux. Dans les chapitres sur le commerce et le développement durable des nouvelles générations d’accords commerciaux, les clauses liées à l’accord de Paris ou sur des questions spécifiques (comme la déforestation dans l’accord avec le Mercosur) sont inscrites mais loin d’être contraignantes. Les pays qui enfreignent les règles de développement durable doivent en effet faire face à un processus de règlement des différends par la conciliation, qui est considéré comme un processus long et inefficace (17). Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières aiderait donc la Commission européenne à revoir et à réformer ses politiques commerciales, un objectif décrit dans le Green Deal (8). L’UE a notamment récemment nommé un agent chargé de l’application des règles commerciales, dont le rôle consiste à surveiller la mise en œuvre et l’application des chapitres relatifs au commerce et au développement durable dans les accords commerciaux.
Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières présenterait plusieurs avantages, par rapport à d’autres options de politique commerciale visant à «verdir» l’économie de l’Union.
Sur le plan politique, les citoyens de l’UE sont de plus en plus préoccupés par les questions liées aux politiques climatiques : le soutien du public devrait être facile à obtenir pour la Commission et, en toute logique, le soutien du Parlement européen (18). La politique commerciale est progressivement davantage politisée dans les médias et la sphère citoyenne, comme le montre les débats autour des accords commerciaux avec les États-Unis (TTIP), le Canada (CETA) ou le Mercosur. En conséquence, l’UE a accru sa transparence sur l’agenda commercial, une mesure qui semble fonctionner selon un Eurobaromètre de 2019, et la proposition d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières devrait aller dans ce sens (4). Il n’y a probablement pas de meilleur moment pour mettre en œuvre une telle mesure que maintenant, car elle est très populaire parmi les électeurs de l’UE (17). Cependant, comme souvent avec les propositions de la Commission européenne, ce qui compte, c’est surtout la position du Conseil européen sur la question.
Jusqu’à présent, la proposition semble bénéficier du soutien de la plupart des États membres ; la France, l’Allemagne, la Pologne et l’Espagne ont toutes exprimé une opinion positive sur la mesure, bien que tout dépende de forme finale de la proposition (19). Même si certains débats ont eu lieu dans les États dont les industries dépendent des exportations (20), ces derniers pourraient être rapidement convaincus par le financement qu’apporterait un tel mécanisme. Initialement, certains suggéraient que les recettes compenseraient les pertes subies par le Royaume-Uni à la suite du Brexit, mais la crise de la Covid et les emprunts effectués par la Commission européenne ont récemment fait de cette nouvelle source de recettes un financement bien nécessaire pour le plan de relance européen (21).
Cette mesure contribuerait également largement à la réalisation de l’objectif de l’Union européenne de réduire les émissions de 55 % d’ici 2030 (32). Les importations représentent environ 25 % des émissions de tous les biens consommés ou transformés dans l’UE (19) et, à ce titre, une réduction des importations bénéficierait aux chaînes de production européennes, qui sont dotées de législations environnementales plus strictes. De plus, l’UE suit également les ambitions mondiales en matière de climat telles que celles citées dans la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et les États membres doivent en conséquence réduire leurs émissions plus rapidement que les pays émergents (22). Ce mécanisme serait donc l’occasion idéale pour une transition à une économie alimentée par les industries naissantes de produits à faible intensité de carbone. Il s’agirait même d’une taxe populaire auprès de la plupart des industriels européens, qui paient déjà pour leurs émissions de carbone depuis la mise en place du système européen d’échange de quotas d’émission en 2005 et qui sont confrontés à la concurrence étrangère, qui elle n’est pas taxée.
Un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières pourrait être l’une des politiques les plus difficiles à mettre en place par la Commission européenne au cours des prochaines décennies. Essentielle, car elle permettra de fournir des fonds nécessaires à l’Union européenne, c’est aussi une politique qui doit trouver un certain équilibre pour être à la fois politiquement réalisable et économiquement efficace. Toutefois, la mise en œuvre d’une telle mesure s’avérerait difficile et coûteuse. Une étude de Bruegel de mars 2020 indique les deux voies que la Commission pourrait suivre (24).
Premièrement, une couverture complète des émissions de carbone - liées à chaque produit - qui permettrait de calculer les coûts directs et indirects sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Toutefois, cette approche est coûteuse ; il n’est pas facile de calculer les émissions produites à chaque niveau d’une chaîne de production et cela pourrait constituer une barrière non tarifaire pour les États moins développés pour qui ce tracé sera compliqué à mettre en œuvre et qui seront donc discriminés. De plus, certaines entreprises pourraient refuser de divulguer des éléments de leurs chaînes de production qui sont considérés comme des secrets commerciaux.
La deuxième option serait un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières qui ne couvrirait qu’une partie des secteurs sélectionnés, ce qui est une approche que la Commission préfère, selon l’étude de Bruegel. Une grande partie des émissions industrielles ne provient que d’une poignée d’acteurs commerciaux (en 2018, 55 % des processus industriels de l’UE provenaient de 12 secteurs). Appliquer un mécanisme à 12 secteurs seulement pourrait être plus facile et éviterait de faire peser une charge administrative supplémentaire sur les autres produits qui représentent actuellement 98 % des importations de l’UE, en termes de valeur. Cette approche a également ses limites : au lieu d’importer, par exemple, de l’acier en Europe, les entreprises pourraient décider d’importer un produit fini moins taxé, ce qui aurait un impact négatif sur le marché du travail et l’économie européenne ; et nous devons encore savoir si la Commission taxera l’intensité carbone du produit final, ou l’intensité carbone de la consommation globale qui a été traitée pendant le transport et la transformation de chacun de ses composants (23). En définitive, les négociations entre Etats Membres sur les secteurs qui devraient ou non être taxés ne seront pas faciles.
Si le Green Deal européen a reçu une réponse positive de la part des experts et des économistes du monde entier, la réponse en ce qui concerne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a été plus mitigée (24). Les acteurs les plus importants à convaincre pour la Commission sont les États membres eux-mêmes et les partenaires commerciaux de l’UE : si personne ne suit l’approche de l’Union, la mise en œuvre d’un mécanisme sera extrêmement difficile à mettre en place et pourrait être contre-productive.
Si le Green Deal européen a reçu une réponse positive de la part des experts et des économistes du monde entier, la réponse en ce qui concerne le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières a été plus mitigée (24). Les acteurs les plus importants à convaincre pour la Commission sont les États membres eux-mêmes et les partenaires commerciaux de l'UE : si personne ne suit l'approche de l'Union, la mise en oeuvre d'un mécanisme sera extrèmement difficile à mettre en place et pourrait être contre-productive.
Si la plupart des États membres ont exprimé leur opinion positive sur l’idée de la Commission, pour des raisons normatives ou économiques, chaque État a ses propres préférences sur la question. Certains sont des exportateurs de produits et craignent des représailles de la part des partenaires commerciaux de l’UE si la taxe est trop élevée. D’autres, qui pourraient être confrontés à une forte concurrence étrangère dans certains domaines de leurs industries, pourraient en revanche être très intéressés par un mécanisme strict d’ajustement aux frontières (16). En tant que tel, les négociations au sein du Conseil ne seront pas faciles pour ce qui est de la conception précise de ce mécanisme.
Il ne faut pas s’attendre à ce que toutes les industries européennes plaident en faveur de cette mesure, malgré les conditions de concurrence équitables qu’elle créerait face à la concurrence étrangère. En effet, ce MACF pourrait nuire, par exemple, aux industries qui produisent des bien à basse intensité carbone, car ils pourraient craindre que les matériaux qu’elles utilisent pour leurs produits finaux soient taxés à l’entrée de l’UE, ce qui ferait augmenter leurs prix (16). De même, les grandes entreprises qui sont déjà touchées par un contexte commercial mondialement troublé, et qui sont déjà touchées par différentes guerres tarifaires, pourraient être perturbées par ce nouveau défi (19). Il pourrait cependant contraindre les entreprises à encourager l’innovation, en trouvant des solutions plus respectueuses de l’environnement afin d’éviter ce nouveau coût (11).
Cela explique en partie pourquoi certains États membres se battront en interne sur la conception précise du mécanisme. Par exemple, le gouvernement allemand et une poignée de députés européens ont déjà mis en garde contre une mise en œuvre précipitée et mal réfléchie du MACF, et ont clairement exprimé leur souhait que l’ajustement soit gérable pour l’économie (12).
Sur le plan international, les acteurs étrangers (qu’ils soient ou non des alliés de l’Union européenne) seront plus difficiles à convaincre, comme l’ont montré des actions antérieures similaires.
Par exemple, la réaction en 2012 à la directive européenne sur l’aviation de 2008 pourrait indiquer des réponses potentielles. Pour cette directive qui a étendu le système d’échange de quotas d’émission de l’UE au secteur de l’aviation (ce qui a eu pour conséquence d’obliger les compagnies aériennes à délivrer des quotas d’émission en fonction de la quantité de dioxyde de carbone qu’elles ont émise pendant leurs vols au sein de l’Union), l’UE a tenté d’imposer des sanctions au niveau international, de manière similaire à ce que souhaite faire le MACF. Toutefois, l’Union européenne s’est heurtée à une forte opposition à cette mesure, 23 pays (dont des puissances comme le Brésil, le Japon, la Russie, la Corée du Sud et les États-Unis) avaient annoncé dans une déclaration commune que des mesures de rétorsion seraient en cas de maintien la directive par l’UE. . Certains États (la Chine, l’Inde et, dans une moindre mesure, les ÉtatsUnis) interdirent même à leurs transporteurs de se conformer à la réglementation de l’UE. L’Union a retiré son ambition sur le sujet peu de temps après (24).
Les 27 devraient donc chercher des alliés pour soutenir la mesure avant qu’elle ne soit mise en œuvre. Beaucoup ont plaidé en faveur d’une alliance avec des pays de même sensibilité. Il est par exemple possible que plusieurs pays de l’OCDE mettent en place un système de tarification du carbone, en particulier ceux qui ont déjà conclu un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Certains de leurs principaux alliés partagent probablement leur point de vue sur le changement climatique, comme le Chili, le Canada, l’Islande, le Japon, la Norvège, la Corée du Sud, la Suisse et même la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’UE négocie actuellement un accord commercial ambitieux et qui, par coïncidence, dispose d’un des mécanismes de tarification carbone les plus ambitieux au monde (24). En fonction de l’issue des négociations du Brexit, le Royaume-Uni pourrait également intégrer ce «club carbone». Comme le décrit le Financial Times, «l’MACF offre la perspective lointaine mais alléchante de voir l’UE unir ses forces à celles de nations partageant les mêmes idées, afin de créer des «clubs climatiques» suffisamment importants pour inciter les retardataires à réduire plus rapidement leurs émissions» (25).
Sur cette question, le "Green Deal" de la Commission européenne indique que l'UE "travaille avec des partenaires mondiaux pour développer des marchés internationaux du carbone comme un outil clé pour créer des incitations économiques ou des actions en faveur du climat" (8), avec une attention particulière pour son proche voisinage et les pays APC (Afrique, Caraïbes et Pacifique), dont plusieurs ont déjà des accords de libre- échange avec l'UE. Sur ce sujet, l'Union a récemment finalisé un traité "post-Cotonou" avec ces pays, qui met fortement l'accent sur le développement durable. Ces pays APC pourraient avoir un intérêt favorable à l'instauration d'un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières : si une entreprise, par exemple, produit de l'acier dans un pays ayant des politiques environnementales très faibles et est confrontée à un niveau de taxation élevé , elle pourrait être incitée à se délocaliser dans l'Union européenne mais aussi dans un autre pays ayant des politiques environnementales plus strictes (19). Une mesure comme la proposition de l'UE pourrait, par exemple, profiter à des États comme le Costa Rica et la Suisse (16).
La plupart des experts pensent en effet que la Commission européenne proposera un plan à partir duquel elle ouvrira le débat dans le cadre du programme environnemental des Nations Unies, ou de l’OCDE, et que seulement si les négociations n’aboutissent pas, l’UE pourrait mettre en œuvre un accord avec les États qui ont un système de tarification carbone équivalent et, étape par étape, conclure des accords avec les États qui le mettent en œuvre (26). Ces États comprennent la Nouvelle-Zélande ou des entités fédérées ayant des compétences internationales comme le Québec et la Californie (26).
Une telle coalition présente toutefois un inconvénient : alors que la conception d’une mesure telle que le MACF sera déjà un processus compliqué au sein du Conseil, il sera encore plus difficile avec une coalition de pays partageant les mêmes idées. Le résultat pourrait bien finir par être une version bien édulcorée du mécanisme que l’on espérait.
D’autre part, deux types de pays pourraient s’opposer au mécanisme d’ajustement aux frontières pour le carbone. D’une part, les pays qui se sont opposés aux accords de Paris (même si cette menace pourrait disparaître avec l’élection de Joe Biden) et les puissances industrielles qui exportent massivement vers l’Europe, souvent avec des politiques environnementales laxistes, comme l’Inde ou la Chine, bien que cette dernière devrait lancer son propre système d’échange de quotas (24).
Il est évident que le dialogue avec les deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine sera la clé du succès du mécanisme, car toutes deux ne semblent pas encore convaincues par la mesure (21). Il faut éviter une guerre commerciale avec ces deux économies, avec lesquelles les marchés européens sont fortement imbriqués. Cela dépendra beaucoup de la conception du mécanisme : si la taxe à la frontière n’est appliquée qu’à certaines industries par exemple, et en évite d’autres, cela pourrait faire basculer la Chine (28). D’autre part, la manière dont l’argent récolté est dépensé sera également déterminante. Les États-Unis pourraient par exemple ne pas apprécier la mesure, au cas où le «Green Deal» entraînerait une augmentation des subventions en faveur des industries vertes européennes (18). Le récent espoir apporté par l’élection de Joe Biden pourrait toutefois déboucher sur un Green Deal transatlantique (et un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières partagé), si les Américains augmentent leurs normes environnementales (30).
Le deuxième groupe de pays qui craindrait une taxe carbone sont les pays émergents, car ils considèrent cette mesure comme du protectionnisme vert. Ces États ont par exemple, comme le cas de l’Indonésie, jugé injuste une taxe européenne sur le commerce de l’huile de palme, qui était considérée comme plus protectionniste qu’environnementale (24). Ces oppositions doivent, pour l’Union européenne, être entravées : peut-être en ne leur appliquant pas pleinement le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ou en accordant à certains groupes de pays des taux inférieurs à ceux qui sont actuellement appliqués sur la taxe intérieure actuelle de l’UE sur le carbone.
La raison réside dans le fait que ces pays seront sans aucun doute les plus touchés par une mesure frontalière sur le carbone. Tout d’abord, leur économie repose essentiellement sur les exportations et une telle taxe portera un coup dur à leurs entreprises (13). Deuxièmement, les coûts administratifs de cette mesure extrêmement compliquée seront également opposés par ces pays, car le calcul du carbone incorporé est un processus long et coûteux qui favorise les grands producteurs et les grandes entreprises (16).
Pour apaiser les tensions avec les pays émergents, dans le plan final du Green Deal, l’Union européenne pourrait proposer qu’une partie des revenus apportés par le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières soit reversée pour aider les pays en développement à calculer le prix du carbone et à faire face aux coûts de la mesure. De plus, ces États pourraient bénéficier d’une période de transition plus longue ou de différentes autorisations concernant les émissions de carbone, comme c’est souvent le cas dans les accords environnementaux internationaux, car la pollution qu’ils émettent est plutôt récente par rapport à celle d’autres États plus développés.
Pour contrer le MACF, les partenaires commerciaux de l’UE pourraient la confronter par le biais de diverses formes de litiges à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). En effet, malgré la nécessité d’actions multilatérales pour que cette mesure soit pleinement efficace, la voie à suivre pour la faire accepter à l’OMC ne sera pas facile.
L’article 1 de l’Accord Général sur les Tarifs Douaniers et le Commerce (GATT) prévoit explicitement, en vertu du principe de la «nation la plus favorisée», qu’un pays n’est pas autorisé à faire de discrimination entre les produits importés de différents pays et/ou producteurs, si les produits sont similaires. Les critères pour que les produits diffèrent sont nombreux, mais l’émission de carbone émise lors de leur production n’en fait pas partie. De plus, l’article II, également appelé «pacta sunt servanda», prévoit que les lois existantes avec des tarifs nationaux doivent être respectées, et la plupart des biens possiblement taxables sont effectivement déjà soumis à des accords et des tarifs douaniers.
Des négociations et des accords entre les membres de l’OMC devront donc être nécessaires pour augmenter les taux tarifaires. Il existe quelques pistes délicates, notamment en prélevant des taxes ou des droits de douane équivalents à la charge imposée aux producteurs nationaux, mais ce ne sera pas un processus facile. En outre, il sera difficile de trouver un taux d’imposition acceptable, mais les entreprises doivent être informées des coûts supplémentaires qu’elles devront supporter, afin de planifier les ajustements technologiques et les investissements nécessaires pour s’adapter à un éventuel mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (11).
Néanmoins, il est possible - en vertu de l’article XX du GATT - de faire valoir, devant un groupe spécial de l’OMC, qu’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est nécessaire, même s’il viole les articles susmentionnés, pour protéger la vie humaine et animale ou les ressources naturelles. C’est une possibilité pour l’Union européenne, mais une possibilité délicate car elle doit prouver qu’il ne s’agit pas d’une restriction déguisée du commerce international (26).
«Un compromis entre complexité et efficacité» : c’est ainsi que le think tank du Parlement européen a décrit les négociations qui conduiront à la création d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (14). Le MACF est devenu une ambition majeure du Green Deal européen, et en même temps une ressource financière importante qui sera nécessaire pour le plan de relance conclu cet été : il est au cœur du mandat de la Commission européenne, afin de diminuer ses émissions et d’éviter les fuites de carbone. L’opinion européenne n’a jamais été aussi favorable à de telles propositions sur l’environnement; c’est le bon moment pour la Commission de concevoir un tel mécanisme et de placer la politique commerciale au centre de la lutte européenne contre le changement climatique. Toutefois, cette proposition ne sera pas couronnée de succès tant que l’Union européenne n’aura pas réussi à répondre aux attentes de ses principaux partenaires commerciaux. Si la création d’un «club carbone» - avec ses partenaires commerciaux alignés sur ses normes - semble être une première étape intelligente, les négociations avec les partenaires plus importants tels que la Chine et les États-Unis, même sous une administration Biden, seront préjudiciables à la mise en œuvre effective d’un MACF efficace. Les négociations avec les pays en développement, pour lesquels la mise en œuvre d’un mécanisme sera une tâche compliquée, mais aussi au sein des États membres européens, seront en outre un frein potentiel à un plan très ambitieux, tout comme un plan de conformité à l’OMC.
Voilà notamment pourquoi les versions précédentes de propositions similaires n’ont pas été un succès dans le passé. Le pouvoir exécutif français avait notamment mis l’idée sur la table à plusieurs reprises, à commencer par la célèbre «Notre maison brûle...» de Jacques Chirac, suivie de son «Grenelle de l’Environnement», mis en place en 2007, où Nicolas Sarkozy, a déclaré «être favorable à la protection de l’environnement mais [vouloir] protéger notre industrie» (30). À l’époque déjà, le problème de la cohérence de la politique avec les partenaires commerciaux était le principal obstacle, car le président de la Commission européenne de l’époque, José Manuel Barroso, avait déclaré qu’il était «prématuré d’en discuter au niveau européen, car notre objectif est maintenant de convaincre d’autres pays - les Américains, mais aussi les Chinois - de se joindre à nous pour des mesures similaires». En 2012, François Hollande avait de nouveau demandé à la Commission d’évaluer un type de proposition similaire, sans succès (30).
Cette fois, alors que la proposition n’a pas été initiée par le président Emmanuel Macron - bien qu’il lui ait manifesté un fort soutien - les Etats membres semblent soutenir l’idée, dans sa version la plus abstraite, alors que le monde libéral est secoué par les politiques chinoises et américaines. «La taxe carbone aux frontières permet à l’Europe de s’affirmer et de montrer qu’elle se défend contre le dumping climatique. Il y a deux logiques : celle du Green Deal et celle de la défense commerciale», explique Eric Maurice de la Fondation Robert Schuman à Euractiv (27). Ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ne doit donc pas être considéré comme un simple plan environnemental, qui est réellement nécessaire en raison de son rôle normatif, de l’augmentation des émissions de la Chine et des Etats-Unis et de la volonté de la population européenne d’avoir une économie plus verte, mais aussi comme un changement de cap pour que la politique commerciale de l’Union soit enfin conforme aux ambitions environnementales des 27.
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2 - Woolcock, S., 2010. The Treaty of Lisbon and the European Union as an actor in international trade. ECIPE Working Paper, 1. European Centre for International Political Economy (ECIPE), Brussels.
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6 - DG Trade of the European Commission, 2015. Trade for All: Towards a more responsible trade and investment policy (Luxembourg: Publications Office of the European Union).
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8 – European Commission, 2019. The European Green Deal link please
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11- Krenek, A., 2020, How to implement a WTO-compatible full border carbon adjustment as an important part of the European Green Deal, Gfe Brief
12 – Wettengel, J., 2020, US keeps wary eye on EU carbon border tax plans, Clean Energy Wire
13 – Lamy, P., Pons, G. and Leturcq, P., 2019, Greening the European Union’s Trade Policy: the economics of trade and the environment.
14 – Bellora, C. and Fontagn , L., 2020, Briefing: Possible carbon adjustment policies, An overview. European Parliament
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16 – Zachmann, G. and McWilliams, B., 2020. A European carbon border tax: much pain, little gain. Bruegel
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20 – Tamma, P., 2019, Wanted: Perfect design for Europe’s carbon border tax, Politico
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28 – Early, C., 2020. The EU can expect heavy pushback on its carbon border tax. China Dialogue
29 – Politico, 2020. Leading by example on the European Green Deal
30 – Euractiv, 2009. Sarkozy renews pressure for CO2 border tax
31 – Euractiv, 2020. EU and ACP finalise post-Cotonou treaty, after two-year delay
32 – France 24, 2020. L’UE se fixe de nouveaux objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre