Ces quinze dernières années, le moteur du processus constitutionnel de l’Union européenne s’est arrêté. Toutefois, depuis quelques années, les conséquences du Brexit, les discussions autour de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance et enfin, l’ouverture ces jours-ci de la Conférence sur l’avenir de l’Europe pourraient le faire redémarrer. Jusqu’à présent, la conférence a connu des débuts en demi-teinte. Compte tenu des attentes et de l’agitation qui l’entourent, cette conférence risque d’être une nouvelle occasion manquée, à moins qu’elle ne tienne sa promesse, et prenne en compte les voix des citoyens. En effet, s’il est utilisé à bon escient, cet exercice a le potentiel de renforcer la responsabilité et la représentation au cœur de l’ordre constitutionnel de l’UE. Le chemin vers la démocratie européenne est forcément long et sinueux.
Notre compréhension de la démocratie et de ses processus est fortement ancrée dans notre appartenance sociale, culturelle et politique. Jusqu’à présent, notre rapport à la démocratie s’est toujours exercé au sein de l’État-nation, qui revendique le monopole historique sur les définitions de la démocratie – et les confine à l’intérieur de ses frontières. Surmonter les réflexes de nos cultures politiques nationales et leurs structures institutionnelles rigides, c’est lever un obstacle fondamental sur le chemin long et sinueux de la démocratie européenne. Dans ce deuxième article de notre série sur le futur de l’Europe, Edouard Gaudot déconstruit ces perceptions et évalue les perspectives de construction d’une compréhension commune de la démocratie parmi les Européens, fondée sur, et par, une société civile réellement européenne.
Près de deux décennies après le début de la mise en circulation de ladite monnaie unique, l’euro en 2021, l’Union européenne (UE) se prépare au lancement de la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Pendant trop longtemps, les conversations sur l’avenir de la démocratie européenne et l’avenir de la zone euro ont été menées séparément. Au moment de se pencher sur ce que la construction européenne apporte au quotidien, il apparaît indispensable, selon Edouard Gaudot, de faire le lien entre les deux. La monnaie unique représente un certain succès grâce à une série de solutions ponctuelles pensées à court terme. Toutefois, si la zone euro ne prend pas une orientation plus durable, et surtout ne s’articule pas avec les constitutions et les démocraties nationales, le maillon le plus important de l’ordre constitutionnel de l’UE restera faible.
Avec les premiers rayons du soleil printanier, le Conseil européen rendait enfin ses conclusions sur la - tant attendue - Conférence sur l’avenir de l’Europe, retardée par la pandémie. Annoncée fin 2019, cette proposition conjointe de la Commission européenne, du Conseil et du Parlement vise à réfléchir à l’avenir de l’Union européenne (UE) à moyen et long terme, à travers un processus ambitieux et inclusif impliquant, aussi directement et largement que possible, les citoyens européens. (1)
Malheureusement, à la lecture des cinq pages présentant les principes, les objectifs et la gouvernance qui structureront le prochain temps fort démocratique de l’UE, il est difficile de ne pas éprouver un sentiment d’incrédulité et de déprime. La première chose qui en ressort est – encore ! - cette justification appauvrie et usée de l’UE comme un projet de « Paix et de prospérité » (2). Même les éléments habituels et répétitifs qui fondent des valeurs européennes, de la liberté à la solidarité, semblent édulcorés. Les défis fondamentaux pour la démocratie, que ce soit au niveau national ou européen, sont à peine évoqués. Et le nouveau terme à la mode, déjà irritant, de «résilience» (3) ne parvient pas à masquer l’impression de déjà-vu qui se dégage de ces pages. «Économie équitable, durable, innovante et compétitive» - on croirait entendre un vieux discours de José Manuel Barroso.
Dire que le document a été accueilli par les cercles européens avec scepticisme et déception serait un euphémisme. Assimiler la «démocratie» et la «démocratisation» (4) tant attendues à la nature et à la profondeur de nos liens économiques n’augure rien de bon pour l’avenir de ladite conférence. Difficile de ne pas comparer cela à l’esprit et la solennité de la déclaration de Laeken de 2001 qui avait débouché, en son temps, sur la « Convention sur l’avenir de l’Europe » et sa malheureuse issue.
Peut-être justement que l’infortunée Constitution européenne, signée à Rome avec un enthousiasme débordant en 2004 pour être ensuite déchirée par les électeurs français et néerlandais un an plus tard, après deux campagnes de référendum passionnées et éprouvantes, a enjoint aux dirigeants européens à faire profil bas. Peut-être est-ce l’empreinte omniprésente sur le projet du président de la République française, dont le style flamboyant rappellerait à ses partenaires européens à quel point les «rois républicains» s’identifient encore à Napoléon. Peut- être, plus trivialement, que les contraintes des mesures de confinement incitent à éviter les projets trop ambitieux. Peut-être, enfin, n’était- ce tout simplement pas une si bonne idée que de confier aux institutions européennes, et en particulier à la Commission, un exercice pour lequel elles n’ont que peu d’appétence ou de compétences.
« Les appels incessants à plus de participation et de démocratie se sont rarement traduits par des manifestations massives de citoyens dans les rues de Bruxelles. » Quelles qu’en soient les raisons, dans sa forme actuelle, la conférence telle qu’elle est prévue manque à la fois d’élan et d’esprit. Le décalage entre le résultat et les nobles intentions de faire repartir le projet européen exposées à force d’audacieux discours présidentiels - à Athènes, à Aix-la-Chapelle, ou à La Sorbonne - est flagrant. Bien que la liste des défis contemporains, allant des transitions verte et numérique, à la lutte contre les inégalités et la stimulation de la compétitivité industrielle, coche toutes les cases, elle ne parvient pas vraiment à donner un sens à l’exercice.
Le taux de participation en hausse aux élections européennes de 2019 avait effectivement laissé entrevoir un regain d’intérêt de la part des citoyens pour l’UE et ses enjeux. Bien sûr, les raisons de cette poussée sont multiples. Les dits « méchants », intérieurs et extérieurs à l’Europe - de Varsovie et Washington à Budapest et Moscou - ont certainement joué leur rôle en mobilisant pour, et contre, eux. Pourtant, les appels incessants à plus de participation et de démocratie se sont rarement traduits par des manifestations massives de citoyens dans les rues de Bruxelles, ou dans les capitales des États membres, pour exiger la prise en compte de leurs voix dans la construction européenne.
Comme l’a démontré le résultat souvent qualifié de décevant du «Grand Débat National» français, à la suite de la crise des Gilets Jaunes, espérer que les citoyens européens réagiront et s’engageront dans un processus dirigé par les institutions reste un pari risqué.
Malgré tous ses défauts, la Conférence est néanmoins une excellente nouvelle pour l’Europe et la démocratie, pour deux raisons étroitement liées. Premièrement, bien que la Conférence s’engage en dehors de la base légale de modification des traités (art.48 TFUE), elle devrait contribuer à relancer le processus constitutionnel de l’Europe, lui-même bloqué depuis 15 ans après la séquence désastreuse « Constitution/Traité de Lisbonne » (5). Historiquement, depuis l’Acte unique européen de 1986, la Communauté puis l’Union européenne ont connu un cycle de révision des traités d’environ cinq ans (6). Maastricht, Amsterdam, Nice, Rome, Lisbonne, cette carte européenne des sommets raconte, en fait, l’histoire d’une constitutionnalisation progressive du projet politique européen. Acteur et moteur de sa propre construction, l’ordre institutionnel européen grandit et se développe pour se compléter, se corriger et se consolider.
Évidemment, les événements ont tendance à s’immiscer dans les dispositions établies par les traités et à les remettre en cause. L’année 2008 et la crise financière mondiale ont ainsi inauguré une décennie de crises cumulées, du terrorisme aux catastrophes naturelles, qui ont bouleversé le modus operandi de la Commission et conduit le Conseil européen à occuper le devant de la scène politique européenne. Pour reprendre l’excellente formule de Luuk van Middelaar, la «politique des règles».
– cette approche technocratique classique consistant à prendre des décisions en tissant patiemment des liens entre les intérêts socio-économiques, dans le cadre de négociations entre les parties prenantes et les États membres – ne convient pas aux cas d’urgence. La rédaction et l’établissement de règles communes prennent du temps ; les crises frontalières internationales et les urgences humanitaires n’attendent pas. D’où l’avènement de la «politique événementielle», où l’improvisation et les solutions ad hoc deviennent la nouvelle norme.
Au cours de cette période, les nombreuses limites et faiblesses des traités, et des politiques qui en découlent, sont devenues évidentes - du si décrié système de l’asile dit « de Dublin » (7) aux insuffisances du Pacte de stabilité et de croissance ou aux rigidités de la politique étrangère commune. Plus récemment, l’histoire s’en est à nouveau mêlée, avec la crise sanitaire du Covid-19 et avec elle la pire récession de l’après-guerre, remettant en question jusqu’à l’avenir du budget de l’UE et l’architecture de l’ordre monétaire européen.
Après une décennie d’improvisations, l’UE a aujourd’hui grand besoin d’un remaniement constitutionnel. Cependant, dans une atmosphère farouchement hostile à toute modification du traité, le seul changement entrepris jusqu’à présent aura été une révision limitée du traité (art. 136 TFUE) pour permettre l’établissement du Mécanisme européen de stabilité. Au lieu de cela, les nouveaux développements ont surtout eu lieu en dehors de la méthode communautaire et de l’ordre constitutionnel de l’UE : du Mécanisme européen de stabilité, en 2012, au pacte faustien de « retour des réfugiés » conclu avec le président turc Erdoğan, en 2016. De cette manière, le Conseil européen a engendré une sorte d’univers juridique parallèle, en contournant le Parlement européen et en subordonnant la Commission – quasiment « un coup d’État permanent ».
C’est pourquoi la Conférence est importante. Elle est une fragile mais précieuse étincelle qui pourrait relancer le moteur du processus constitutionnel européen. Même avec son élan limité et sa gouvernance byzantine, la Conférence pourrait offrir les conditions nécessaires pour aborder collectivement les questions soulevées au cours de la dernière décennie. Ici, l’accent ne devrait pas être mis sur la conception d’une organisation institutionnelle entièrement renouvelée. Ces discussions sophistiquées ne présentent un intérêt que pour les spécialistes et les militants. En outre, il serait insensé de s’attendre à une réédition réussie de la Convention qui nous a donné le tristement mort-né Traité constitutionnel.
« Choisissons soigneusement nos combats institutionnels et concentrons-nous sur les deux précieuses pierres angulaires de tout ordre démocratique : la responsabilité et la représentation. »
Au lieu d’imiter mal ce moment fédéraliste et d’essayer de redessiner l’UE selon les bons vieux plans de Spinelli, choisissons très soigneusement nos combats institutionnels et concentrons-nous sur les deux précieuses pierres angulaires de tout ordre démocratique : la responsabilité et la représentation (8). En pratique, cela signifie : premièrement, s’efforcer de trouver un moyen de rendre le Conseil européen responsable et contrôlable au niveau européen et pas seulement devant les parlements nationaux respectifs, qui s’acquittent de cette responsabilité de manière très inégale, et bien trop ancrée dans la perspective nationale. Deuxièmement, trouver une voie praticable pour qu’une partie du prochain Parlement européen soit élue par l’ensemble des citoyens européens sur une circonscription électorale unique c’est à dire par le biais de listes transnationales.
Il y a une deuxième raison pour laquelle la conférence doit être prise au sérieux. Avec son ambition d’impliquer directement les citoyens, à tous les niveaux de gouvernance, elle pourra potentiellement ouvrir la voie à une sphère publique commune de dimension continentale. La langue, la plateforme, les réseaux sociaux, la modération, le filtrage : de fait, les détails techniques de la façon et des lieux où les citoyens européens seront invités à prendre la parole et à exprimer leurs souhaits, leurs aspirations et leurs suggestions pour l’Union, auront leur l’importance. Comme les effets spéciaux dans un film, leur rôle est de servir l’histoire ; les cascades spectaculaires ne compensent jamais les mauvais scénarios.
Elle nécessite que les gens reconnaissent ce qui les relie : des menaces communes, des aspirations communes, des croyances communes, parfois une langue commune. Une sphère publique partagée dans laquelle ces liens prennent vie est nécessaire. Malgré les échecs de l’UE et de ses États membres, et parfois grâce à eux, les crises cumulées de ce début de XXIe siècle ont renforcé le sentiment d’un destin commun, dont le point culminant a peut-être été la pandémie.
Les organisateurs ont promis que la Conférence serait un «exercice bottom-up axé sur les citoyens». Cette promesse doit être prise au pied de la lettre et l’exercice doit être mené en conséquence. Une attention particulière doit alors être accordée à tous ces Européens qui sont l’essence-même du tissu social : enseignants, travailleurs sociaux, journalistes, dirigeants communautaires, syndicalistes, acteurs de l’économie sociale et environnementale et patrons de PME, pour ne citer qu’eux. C’est leur participation et leur engagement qui feront toute la différence pour donner vie à une perspective politique commune. Ce sont eux dont il faut gagner les cœurs et les esprits car leur expérience est ancrée dans la réalité – et non dans la bulle bruxelloise, ou dans le monde politique. Les forces politiques progressistes, indépendamment de ce qu’elles pensent des défauts évidents de la Conférence, indépendamment de leurs critiques légitimes de l’ordre institutionnel européen, doivent se mobiliser pour tirer le meilleur parti de ce moment démocratique.
L’enjeu est la chair et le sang de la démocratie : la volonté des Européens de relever ensemble, ou non, les défis de notre temps. Que la Conférence débouche ou non sur de nouveaux arrangements institutionnels est important, certes, mais le processus qu’elle est susceptible d’encourager l’est bien plus encore. Une génération de néo- fédéralistes pourrait émerger de cette expérience partagée : une génération moins préoccupée par l’état des institutions européennes et plus concentrée sur la réalité de la démocratie européenne. La «vraie Europe».
Au milieu de l’agitation qui accompagne chaque cycle électoral européen, la très prochaine « conférence sur l’avenir de l’Europe » ou encore les débats concernant la révision du cadre de l’Union monétaire européenne, l’exigence de «plus de démocratie» émerge du le brouhaha ambiant comme un appel, récurrent, évident, nécessaire. Les ardents défenseurs de l’intégration européenne comme ses opposants les plus virulents, les fédéralistes modérés et les intergouvernementaux traditionnels, la Commission européenne elle-même, les organisations non gouvernementales (ONG), les médias et les citoyens européens ordinaires, semblent tous d’accord : « L’UE doit être plus démocratique ».
Rien de nouveau. Cette musique résonne comme un vieux tube populaire et inusable, chanté dans chacune des langues officielles de l’UE. Inventée il y a 40 ans au sein de la gauche politique britannique, entre le Manifeste des Jeunes Fédéralistes rédigé en 1977 par le futur député européen Richard Corbett et sa diffusion en 1979 par David Marquand, député travailliste et professeur de sciences politiques à Oxford, l’expression de «déficit démocratique» est devenue depuis, un angle mort persistant du débat européen. En dépit des évolutions de l’architecture institutionnelle, des nombreux changements dans les pratiques démocratiques, de l’affirmation et du renforcement de la seule assemblée de l’UE élue démocratiquement, le «déficit démocratique» de l’Europe est si tenace qu’il semble presque impossible à réformer. Le ressenti d’un «problème de démocratie» reste donc une épine des plus résistantes dans le flanc de la politique européenne – et un cercle vicieux lorsque, des décennies durant, on constatait la baisse tendancielle de la participation électorale. Pourtant, à y regarder de plus près, il est évident que les institutions de l’UE sont en fait, à quelques nuances près, tout à fait démocratiques et respectent la séparation des pouvoirs : la Commission est juridiquement et politiquement responsable devant un Parlement, élu au suffrage universel direct, qui co-légifère avec un Conseil composé de gouvernements démocratiquement nommés conformément à leurs constitutions nationales. D’autre part, la Cour de justice de l’UE peut recevoir des requêtes émanant des institutions communautaires tant que des Etats membres. Au regard des mécanismes institutionnels connus et pratiqués, difficile d’y voir un « déficit démocratique ».
« Le “déficit démocratique“» de l’Europe est si tenace qu’il semble presque impossible à réformer. »
Qu’il existe ou non un réel déficit démocratique, au sens des sciences politiques ou des éditorialistes, n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi cette perception demeure, et pourquoi elle s’avère si durable dans l’opinion publique. Certes, aux yeux de ses citoyens, toute organisation politique à l’échelle continentale ne pourra jamais sembler qu’une puissance lointaine. En outre, l’absence au niveau européen d’un quelconque sentiment d’appartenance, ou «Schicksalsgemeinschaft», construit au fil de l’histoire et ancré dans une mémoire commune, n’aide pas. Mais le problème va plus loin
: l’idée et la représentation de la démocratie sont indissociables de la culture politique nationale de chacun. Or, construites sur de nombreuses traditions politiques différentes, les institutions et les processus de l’UE appartiennent à la fois à tous les systèmes européens et à aucun. Au fond, l’Europe semble trop étrangère pour être comprise et trop complexe pour être aimée.
La démocratie ne se limite pas aux seules institutions et procédures. Les élections ou les constitutions ne suffisent pas à définir un régime démocratique. Si « l’État de droit » (rule of law) peut, dans certains régimes malveillants, laisser la place aux « droits de l’Etat » (rule by law), c’est précisément parce que la démocratie ne se résume pas à ses aspects formels – comme le démontre si bien Viktor Orbán depuis qu’il a réussi à obtenir une majorité constitutionnelle au Parlement hongrois en 2010. La « démocratie illibérale » serait-elle antidémocratique, comme nous l’affirmons, parce qu’elle ne respecte certaines valeurs que nous pensions acquises et acceptées ? Ou s’agit-il du variant local de la démocratie correspondant à l’époque et au lieu du régime mis en place ? Fondamentalement, ce sont les pratiques et « l’esprit des lois » qui font la différence, le tout mûri dans un contexte politique national et culturel. La démocratie est avant tout un processus social, le produit de l’histoire d’une entité politique qui se perçoit comme une communauté. Par conséquent, tout ce qui est différent, nouveau et étranger peut sembler « moins démocratique » que ce dont on a l’habitude, qu’on pourrait voir comme une « marque déposée ».
Il convient de ne pas oublier comment ces démocraties pionnières que sont les régimes parlementaires scandinaves et britanniques ainsi que les régimes (semi) présidentiels américains ou français ont mis plus d’un siècle à accorder à leurs citoyennes le même droit de vote qu’aux hommes, pour ne citer que cet exemple.
En définitive, chacun a une définition nationale – et temporelle – de ce qui est démocratique. Le système semi-présidentiel français paraît ainsi fort étrange aux yeux des démocraties parlementaires allemandes et scandinaves. De même, qu’est-ce qui est «plus démocratique», du système électoral italien et ses querelles de partis qui lui semblent inhérentes, ou de la variante absolutiste britannique d’une représentation parlementaire désignée au scrutin uninominal majoritaire à un tour ?
Et pour tout citoyen français né et élevé dans la vénération d’un pouvoir centralisé que l’on qualifie parfois de monarchie présidentielle, les interminables négociations de coalition qui peuvent maintenir le Royaume de Belgique sans gouvernement pendant près de deux ans, sont incompréhensibles. Par ailleurs, certaines familles politiques, des sociaux-démocrates allemands à divers partis verts européens, considèrent que leurs membres devraient avoir leur mot à dire sur leur éventuelle participation à une coalition gouvernementale, tandis que d’autres se dispensent de cet exercice démocratique. Et pourtant, ils restent des partis démocratiques.
Alors, une fédération est-elle plus démocratique qu’un État centralisé ? Est-il plus ou moins démocratique d’avoir une chambre plutôt que deux au Parlement ? Ou un seuil électoral ? Ou un système à deux tours ? Quel est le niveau acceptable de participation des experts et technocrates à l’élaboration des lois ? Quel devrait être le rôle spécifique, le cas échéant, de la représentation des intérêts des entreprises privées par la pratique du lobbying ? Devons-nous considérer les référendums comme un outil démocratique ou comme un débordement populiste potentiellement dangereux ? Le texte établissant les relations entre institutions doit-il être souple ou rigide ? Enfin, les appels à plus de subsidiarité dans l’UE sont-ils des demandes cachées de renationalisation des politiques ou de véritables plaidoyers en faveur d’une plus grande autonomie locale et individuelle ?
En fait, aucun changement concret ne peut prétendre rendre l’UE véritablement « démocratique » si ces changements restent limités par nos définitions et pratiques nationales de « ce qui est démocratique ». Que signifie donc « plus de démocratie » au niveau européen ? Comment rendre l’UE plus démocratique ? Des institutions différentes, de nouveaux systèmes électoraux, une éthique renforcée, des consultations citoyennes régulières et fréquentes, des médias indépendants ? Certes, tout cela. Mais d’abord reconnaître la crise relative des modèles démocratiques nationaux dans de nombreux États membres de l’UE serait un premier pas. Cela mettrait en outre fin à cette opposition formelle et stérile entre les formes nationales et européennes de démocratie, et à l’idée que seule la première serait légitime.
Dans son essai de 2017 Le destin de l’Europe, Ivan Krastev avait posé un diagnostic très juste sur cette situation difficile, en soulignant la nature changeante de nos démocraties européennes dont les couleurs libérales pâlissantes prennent un ton de plus en plus « schmittien » : divisées, autoritaires, polarisées et brutales. Malheureusement, la légitimité et les processus politiques de l’UE sont fondés sur la souche libérale de la démocratie : bien plus qu’un simple projet de paix et de prospérité partagées, il s’agit d’un projet fondé sur des valeurs et des préoccupations convergentes, de structures, de procédures et de perspectives entre des pays qui ont la démocratie libérale en commun.
Aujourd’hui, la démocratie en tant qu’outil d’inclusion et de protection des minorités est de plus en plus affaiblie, car ceux qui se vivent comme des « majorités menacées »
font entendre leurs voix qui portent leurs représentants sur le devant de la scène,voire au pouvoir. Dans une démocratie au sein de laquelle tout devient politisé et polarisé, aucune proposition ne peut être légitime si elle n’est pas portée par la majorité élue. À titre d’exemple, dans la conception du parti PiS au pouvoir, les droits des femmes polonaises sur leur propre corps ne relèvent plus des droits fondamentaux et universels mais sont interprétés au prisme d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et idéologie libérale. Comme le souligne Krastev avec une déprimante lucidité, la crise de l’UE est une crise de la démocratie libérale et vice versa. Dans ce contexte, l’affaiblissement actuel de nos démocraties nationales et le détricotage croissant de leur tissu culturel et social sont une invitation à repenser l’un des mythes fondateurs de la politique moderne : le demos.
En effet, cette notion très abstraite de «peuple» est le moteur principal de la poussée populiste. Cependant, son raidissement actuel équivaut à une sorte de chant du cygne pour cette définition « très XIXe siècle » de la démocratie comme idée nationale.
« L’UE ne peut être démocratique au sens de notre conception nationale inconsciente. »
C’est pourquoi nous devons garder à l’esprit l’opposition philosophique, pratique et politique entre une « Europe démocratique » et une « démocratie européenne ». L’UE ne peut pas être démocratique au sens de notre conception nationale inconsciente. Tout d’abord, parce qu’elle ne dispose pas d’un demos continental – du moins pour l’instant, car ces processus de convergence sociale et culturelle nécessitent plusieurs générations et souvent un État centralisé fort. Ensuite, parce que les 27 demoï (et plus encore si l’on considère les différents récits régionalistes) qui la composent connaissent actuellement la remise en cause de leur propre légitimité, dans cette période marquée par un épuisement des récits communs et un déclin de la cohésion sociale. Cela dit, l’actuelle impossibilité d’une Europe démocratique ouvre la voie à une démocratie européenne : à savoir, un système de gouvernement responsable et accepté comme légitime, axé sur la subsidiarité, visant à inclure de manière exhaustive les individus et les groupes, dont les intérêts et les représentations diffèrent, divergent, se complètent ou s’opposent, et dont le processus d’interaction donne naissance à une véritable communauté européenne et à un intérêt commun. Une société européenne.
La démocratie doit d’abord être comprise pour ce qu’elle est fondamentalement : l’un des moyens possibles pour légitimer l’obéissance du plus grand nombre et le pouvoir de quelques-uns. Il existe d’autres moyens : la tradition, la religion, la terreur, la puissance, l’argent ou la manipulation, et tous peuvent s’introduire subrepticement dans les pratiques des institutions formellement démocratiques, en altérant ainsi l’esprit, sans pour autant toucher au contrat social qualifié de démocratique.
Les enquêtes de Julia Cagé – sur la façon dont les processus démocratiques peuvent être pris en otage et subvertis par l’argent et les intérêts privés, ou la structure oligopolistique de la propriété privée des médias – illustrent parfaitement comment une telle corruption des processus démocratiques peut avoir lieu en profondeur alors qu’en surface le visage des institutions reste impassible.
La démocratie, c’est le pouvoir politique accepté contre la promesse de l’autonomisation ; c’est l’équilibre entre intérêt général et respect de la liberté individuelle. Par conséquent, les contrôles et les équilibres institutionnels, les processus transparents et la responsabilisation de ceux qui accèdent aux fonctions publiques constituent les éléments fondamentaux qui garantissent la durabilité d’un système démocratique. Cependant, la racine de tout système véritablement démocratique réside dans sa finalité. La démocratie est avant tout un projet politique défini et partagé collectivement : qu’il s’agisse de la poursuite du bonheur, de la réalisation d’une société sans classes, dans une organisation territoriale décentralisée, neutre en émission carbone, avec le plein emploi... ce qui compte pour ce contrat social, c’est sa raison d’être, la finalité qui justifie son adoption.
À ce titre, il est évident que des changements institutionnels, une réforme des traités et la rationalisation des processus politiques dans le sens d’une transparence, d’une efficacité, d’une inclusion, d’une participation et d’une éthique accrues constituent autant d’étapes importantes pour démocratiser l’UE. Il faut cependant bien admettre que simplement suivre ce modèle de réforme, dominant au cours des dernières décennies, ne suffira pas à surmonter la perception du déficit démocratique. Il faut du sens, du bon sens, du sens commun, perceptible et compréhensible pour le plus grand nombre. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, dans la première phase de l’histoire de la CEE/UE la justification s’appuyait sur le projet de paix et prospérité partagées, afin d’éloigner les fantômes d’un passé marqué par les atrocités et le spectre soviétique menaçant le présent. À cet aune, la période 1989-1992 entérine le succès historique spectaculaire de l’entreprise européenne. Cependant, depuis lors, les objectifs et la finalité du processus d’intégration européenne n’ont jamais été pleinement et explicitement définis, partagés ou démocratiquement reconnus ; au lieu de cela, ils ont été simplement renvoyés aux spécialistes, et aux divers traités, en particulier dans la référence à une « union sans cesse plus étroite ».
Il ne semble donc pas étonnant que dans la marche au Brexit, l’une des revendications de David Cameron en 2013 ait justement porté sur l’effacement de cette ligne de texte des traités qui devenait trop explicite pour un débat public britannique extrêmement polarisé.
D’une certaine manière, la défiance ou l’indifférence actuelles des citoyens envers l’idée européenne devrait faire office de signal d’alarme pour ceux qui jugent que le projet européen est une aventure politique désirable et précieuse. Il y a bien quelques raisons d’être pour justifier une intégration politique au niveau européen : taille critique sur la scène mondiale, marché unique pour favoriser la croissance, protection contre les excès de la mondialisation, pour ne citer que ces cas.
C’est pourtant la réalisation d’une démocratie véritablement continentale qui pourrait être la plus convaincante de toutes. Avec les droits fondamentaux, puis civiques, et enfin sociaux, la construction de la démocratie nationale a été un parcours historique (tantôt pacifique, tantôt violent) de conquêtes collectives et de contrepoids aux pouvoirs dominants et établis. La tâche la plus marquante de l’État moderne a été d’égaliser les chances dans la vie et de socialiser les risques encourus par chaque citoyen. Le prochain chapitre de l’histoire de la démocratie consiste à étendre ces droits au-delà de leur cadre national. Comme l’a formulé simplement Etienne Balibar, l’UE doit être plus démocratique que les nations qui la composent.
Dans son essai Democracy in Europe, publié au plus fort de la fièvre fédéraliste européenne, c’est à dire la période de ladite Convention, le professeur à Oxford Larry Siedentop, rappelait une vérité politique trop souvent négligée : seul ce qui est intelligible peut être accepté comme légitime. De toute évidence, les auteurs et défenseurs de la défunte Constitution européenne n’avaient pas bien pris la mesure de cet avertissement.
Chaque campagne référendaire, depuis les votes du traité de Maastricht en France et au Danemark en 1992, n’a que trop bien montré les limites et l’épui- sement progressif de la légitimité historique traditionnelle de la construction européenne. Aujourd’hui, avec la Conférence sur l’avenir de l’Europe et le débat autour du cadre juridique de l’euro, le processus constitutionnel de l’UE retrouve lentement une dynamique. Il est grand temps de s’attaquer au réel déficit de l’UE : sa légitimité. La construction d’une démocratie véritablement européenne devrait servir cet objectif renouvelé.
Il est certain que la démocratie européenne ne naîtra pas de quelques change- ments institutionnels, majeurs ou non, conçus par quelques-uns pour le grand nombre. L’époque des Madison et des Jefferson européens est révolue. De même, pour notre époque ultra-connectée et assez indisciplinée, cela exige autre chose que ces habituels « récits » (narratives) officiels, élaborés et estampillés par les institutions, puis marketés auprès du public comme une nouvelle voiture ou une vulgaire lessive. Notre époque a besoin d’intelligibilité politique, de transparence, de sens, de vision. Elle exige des projets partagés dont la valeur peut fédérer non seulement les États mais surtout les individus à travers quelque chose qui les dépasse.
Lentement, mais sûrement, les conditions sociales et culturelles d’un approfondissement du processus démocratique se mettent en place. Les citoyens européens ne sont plus disposés à regarder passivement le film tourné en leur nom : ils veulent y jouer leur propre rôle. La nature polyvalente de la démocratie, à la fois moyen et fin, peut répondre à cette demande.
Les pouvoirs d’aujourd’hui sont par essence transnationaux et dépourvus de frontières. Leurs contrepouvoirs doivent l’être aussi. La constitution d’une so- ciété civile européenne transnationale est à la fois la résultante de la démocratie européenne et une condition de son émergence. Il en va de même à l’échelle globale car, à terme, le projet européen n’est potentiellement qu’un prélude à quelque chose de plus grand.
Malgré son retard, un accueil peu enthousiaste, des ambitions impossibles et une gouvernance baroque, la Conférence sur l’avenir de l’Europe est enfin en route. Comme nous l’avions exposé dans les articles précédents, son lancement officiel le 9 mai 2021 offre une occasion à ne pas manquer pour relancer le pro- cessus constitutionnel européen, au point mort depuis 2005, au moment du rejet par les électeurs des pays fondateurs de l’UE, la France et les Pays-Bas, du traité visant à établir une constitution pour l’Europe.
La si attendue conférence sur l’avenir de l’Europe ne constitue que le côté pile de la pièce. L’autre face étant (littéralement) une pièce de monnaie : l’euro. Ou, plus précisément, l’Union économique et monétaire. En effet, bien plus qu’une simple politique monétaire, l’euro est le moteur du processus constitutionnel eu- ropéen depuis sa création. En tant que tel, il ne peut (et ne doit) pas être séparé du débat sur la démocratie et l’avenir de l’Europe.
Un design défectueux
Ambition récurrente formulée dès les premiers temps de la construction européenne, l’Union économique et monétaire (UEM) repose sur l’hypothèse selon laquelle la convergence économique soutenue par une monnaie commune peut être un moteur puissant pour l’intégration politique européenne. Aussi, lorsque les pièces et billets en euros eurent remplacé leurs versions nationales dans les poches des citoyens européens en 2002, trois ans après le lancement officiel de ladite monnaie unique, un sentiment d’accomplissement s’est emparé de toutes ces forces politiques engagées en faveur d’une « union toujours plus étroite ». Pourtant, le travail était loin d’être terminé. Partager une monnaie ne se limite pas à partager des pièces, une banque centrale et sa politique monétaire. L’euro avait été conçu dans l’illusion qu’il conduirait naturellement ses membres à mettre en commun leurs ressources et à gouverner ensemble. Les gouvernements furent cependant tout aussi naturellement réticents à suivre cette voie, préférant protéger les apparences de leur indépendance. Avec l’échec cuisant de la « méthode ouverte de coordination », la crise financière de 2008 allait rendre ce décalage insupportable. Pour que l’euro fonctionne, il lui fallait des instruments capables de gérer l’économie en commun et de répondre aux chocs.
Dans les années 2010, la crise financière mondiale de 2008 s’est transformée en une crise économique, financière, sociale et, finalement, politique spécifiquement européenne. Dès lors, bien au-delà de la stabilité de la monnaie unique, c’est l’idée même d’une Europe intégrée, gouvernée par des institutions démocratiques transparentes et souveraines, qui s’est retrouvée remise en question.
Depuis, les défauts de conception de la zone euro ont été de plus en plus mis en lumière, alimentant les colères sur l’ensemble du spectre politique, voire parfois dans la rue.
« L’euro a été pensé dans l’illusion qu’il conduirait naturellement ses membres à mettre en commun leurs ressources et à gouverner ensemble. »
Fondamentalement peu enclins à prendre des risques et prisonniers d’une exigence d’orthodoxie monétaire dictée par des principes moraux, dirigeants européens et institutions de l’UE ont de concert refusé de reconnaître que les règles qui régissent l’euro ne pouvaient pas tenir leurs promesses de stabilité et de convergence. La crise de la zone euro aura été une tempête totale mais, tout au long de la crise, la consigne venue d’en-haut fut de s’accrocher et de tenir bon face aux vagues. Les urgences furent gérées avec une attitude de procrastination et de poussière sous le tapis, et les demi-mesures insuffisantes aggravèrent plus souvent les conséquences, déjà désastreuses, surtout dans les sociétés les plus touchées.
Néanmoins, la zone euro a survécu. Mais, si les États membres ont finalement résisté à la tentation paniquée de céder aux sirènes d’une illusoire protection de leurs anciennes monnaies nationales, il n’y a pas eu pour autant d’avancée vers des solutions fédérales que beaucoup appelaient de leurs vœux : dettes mutualisées et euro-obligations, fiscalité harmonisée et union fiscale, budget fédéral (du moins pour la zone euro), entre autres. Au lieu de cela, une série d’initiatives politiques et législatives, déterminées par des jeux de pouvoir entre Etats, ont cherché à maintenir le design initial tout en corrigeant éventuellement à la marge ses défauts les plus apparents.
Au cœur du problème se trouvait une controverse quant aux origines de la crise économique, variant selon la couleur politique des gouvernements des différents États membres. Sans surprise, c’est la raison du plus fort qui l’a emporté : la crise de la zone euro était donc le résultat déplorable d’une mauvaise gestion chro- nique de la part de gouvernements composés soit de socialistes dépensiers, soit de Méditerranéens laxistes – parfois les deux. Ce récit a créé une dangereuse opposition moralisatrice avec, d’un côté, les États membres vertueux face aux « PIIGS » (acronyme péjoratif – signifiant « cochons » - pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne) et, de l’autre, d’avares Picsous cruels et injustes envers leurs victimes. La crise de la dette a fini par passer, mais les tensions, nourries de clichés culturels désobligeants, n’ont jamais complètement disparu.
Néanmoins, malgré ces antagonismes nationalistes, un certain degré de fédéra- lisation a pris place. Dès les premiers renflouements en 2010, la Commission eu- ropéenne a mis en avant un paquet législatif pour modifier les règles communes de gouvernance économique. Négocié longuement avant d’entrer en vigueur en décembre 2011, le «6- pack» a remplacé la coordination des politiques entre États membres, jusqu’alors inefficace et fort peu coopérative, par une surveil- lance accrue des politiques budgétaires et une application plus précoce et plus systématique des mesures de conformité. En outre, le Parlement européen imposait son contrôle sur le « semestre européen » mécanisme inventé en 2010 par le Conseil, permettant de renforcer la surveillance sur les politiques budgé- taires des États membres.
En 2012, le Mécanisme européen de stabilité était créé, pour remplacer deux programmes antérieurs de l’UE visant à fournir une assistance financière aux membres de la zone euro : le Fonds européen de stabilité financière et le Mécanisme européen de stabilisation financière. Enfin, à partir de 2013, des mesures étaient prises en faveur d’une union bancaire, avec l’européanisation de la surveillance des institutions financières de la zone euro.
« Dans le sillage de la crise financière, l’ordre institutionnel européen est devenu plus strict et plus complexe, mais moins responsable devant les citoyens européens »
Progressivement, les différentes dimensions de la crise de la dette souveraine ont été traitées par voie de législation européenne. De nouvelles structures de contrôle ont été mises en place par le biais de traités internationaux spécifiques, le plus célèbre et décrié restant le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, également connu sous le nom de « pacte budgétaire ». Signé en mars 2012, le TSCG contraint tous les États membres de l’UE (à l’exception de la République Tchèque et du Royaume-Uni) à maintenir leurs déficits budgétaires structurels à un niveau encore plus strict que le Pacte de stabilité et de croissance d’origine qu’il était appelé à remplacer. En outre, bien que ce Pacte budgétaire ne fasse pas officiellement partie du droit communautaire, il attribue des rôles à la Commission européenne et à la Cour européenne de justice, mais pas au Parlement européen. Autrement dit : dans le sillage de la crise financière, l’ordre institutionnel européen était ainsi devenu plus strict et plus compliqué, mais moins contrôlable par les citoyens européens.
Ce renforcement de la gouvernance économique et monétaire fondée sur des « règles ad hoc » fait écho aux mesures d’urgence prises par le Conseil européen face aux autres urgences de la crise de l’accueil des réfugiés ou en Crimée. En effet, tout au long de la dernière décennie, le Conseil européen a été l’institution de l’UE en charge de la «politique des événements», c’est à dire répondant par des solutions improvisées à des circonstances imprévues par les règles européennes. Pragmatiques, même les gouvernements les plus attachés à leurs prérogatives nationales durent accepter que, dans une zone monétaire commune, certaines d’entre elles sont mieux exercées au niveau européen. Pour autant, le contrôle politique est resté une question en suspens. Et pour ajouter au paradoxe, le Conseil européen n’a eu le temps pour définir ses réponses que grâce à l’action d’une entité politiquement indépendante : la Banque centrale européenne (BCE). En juillet 2012, c’est le « quoi qu’il en coûte » du président de la BCE, Mario Draghi, qui a permis aux membres de la zone euro de respirer en convainquant les marchés que celle-ci interviendrait si une solution politique échouait.
Une fois passé le pic de la crise, le débat sur la réforme de la zone euro a mal- heureusement été renvoyé aux cercles d’experts. Et les nouvelles propositions se sont heurtées à une certaine résistance, notamment celles du président français Emmanuel Macron, dont la campagne électorale de 2017 avait été en partie menée sur son engagement à réformer l’UE, et la zone euro en particulier. Car pendant qu’il consacrait l’essentiel de temps et de son énergie à convaincre la chancelière Angela Merkel pour faire sauter le verrou allemand sur l’architecture de la zone euro, les Pays-Bas rejoints par sept autres États membres s’organi- saient en contrepoids fiscalement conservateur, la Nouvelle Ligue hanséatique. En fin de compte, la plupart des propositions Macron furent abandonnées.
La crise du Covid-19 a changé la donne. Les coûteux verrouillages nationaux et le ralentissement de l’économie mondiale ont forcé chaque État membre - « vertueux » ou non - à sortir du cadre du Pacte de stabilité et de croissance. Avec la bénédiction des institutions européennes et la BCE qui ouvre grand le robinet à liquidités, les gouvernements commencent alors à engager tellement de dépenses dans la gestion de la crise et la relance, que les précieux critères de Maastricht (que les États membres sont tenus de respecter pour adopter l’euro comme monnaie) deviennent sans objet, au point que leur maintien est aujourd’hui remis en question.
Les règles furent suspendues et, malgré une ultime tentative des « quatre frugaux » (derniers héritiers de la Nouvelle Ligue hanséatique), le Conseil européen approuva un plan de relance si ambitieux en termes de chiffres, d’objectifs et de méthodes que certains ont pu le qualifier, hâtivement et à tort, de « moment Hamiltonien de l’Europe » (en référence à l’accord de 1790 entre Alexander Hamilton et Thomas Jefferson, qui a contribué à faire des États-Unis une véritable fédération politique). Cette référence et le nom même du plan de relance, Next Generation EU, suffisent à prouver combien architecture de la zone euro et avenir de l’Europe restent étroitement liés.
Cependant, le dialogue sur la réforme de l’Union économique et monétaire est un champ de mines. L’économiste Shahin Vallée le souligne : les règles sont difficiles à modifier car elles sont ancrées dans des cadres nationaux et européens quasi- constitutionnels. Dans certains États membres, la frénésie législative liée à la crise de la zone euro s’est finalement traduite par une vé- ritable « constitutionnalisation » de la politique économique et monétaire de l’UE au niveau national – et européen. D’ailleurs, les arrêts successifs de la Cour constitutionnelle allemande, qui depuis 1993 ont cherché à réaffirmer l’autorite de la constitution allemande sur l’ordre européen, rappellent la double nature de l’Union économique et monétaire : politique et constitutionnelle.
Malheureusement, à cet ordre constitutionnel manquent deux caractéristiques fondamentales. Premièrement, sa responsabilité démocratique est : au mieux, limitée, au pire, trompeuse. Certes, les parlements nationaux et européen sont impliqués à des degrés divers dans les procédures, et les dirigeants et ministres de l’UE doivent généralement leur siège – directement ou indirectement - à des élections libres et démocratiques. Malheureusement, aucune des grandes décisions n’est ni remise en question ni contestée (même par les médias) puisque les débats ne sont pas menés publiquement.
Ces lacunes démocratiques sont apparues clairement dans la réponse de l’UE à la crise de la zone euro. Les gouvernements créanciers en particulier l’Allemagne, le contributeur le plus important et le plus riche se sont ainsi sentis encouragés à imposer leurs préférences politiques aux États membres qui recevaient leur aide. Ce qui s’est traduit notamment par une réduction des retraites en Grèce, une augmentation des impôts en Irlande et une baisse de l’emploi public partout.
Et lorsque le gouvernement grec a tenté de contourner ces impositions par un référendum national, il a été soit poussé à y renoncer (gouvernement de George Papandreou), soit puni (gouvernement d’Alexis Tsipras). Malgré son style irritant, l’ancien ministre grec des finances, Yannis Varoufakis, a visé juste en dénonçant publiquement les pratiques antidémocratiques de « pressions de groupe » au sein de l’Eurogroupe et le « coup d’État » menaçant son pays.
Deuxièmement, cet ordre constitutionnel manque de légitimité. Conséquence d’un contrôle démocratique superficiel, l’ordre de l’UEM semble avoir pris la forme d’un fédéralisme autoritaire, un «fédéralisme d’exception» selon les mots de l’ancien président de la BCE Jean-Claude Trichet. Or, un ordre constitutionnel doit jouir d’un consentement démocratique suffisant pour résister à ses critiques. Ici, la zone euro ne parvient à résister à ses détracteurs que parce que la seule alternative que ses règles offrent est la voie sans issue d’une sécession (sortie formelle de l’euro voire de l’UE).
De fait, si les principes de la zone euro avaient bénéficié d’un certain consensus démocratique au départ, l’expérience de l’intervention directe fédérale pendant la crise l’a brisé. La constitutionnalisation progressive de ses règles est restée un processus de compromis purement intergouvernemental pour mener une politique, commune à tous, sans grande capacité de remise en question, d’amende- ment ou d’annulation. Une fédération sans fédéralisme en quelque sorte.
Mais l’euro n’est pas qu’une simple politique monétaire, qu’on pourrait modifier ou abandonner à loisir. Comme l’a souligné Mario Draghi, les États membres ou les dirigeants n’appartenant pas à la zone euro « sous-estiment souvent la quan- tité de capital politique investi dans l’euro. » De fait, changer l’Union économique et monétaire ne serait peut-être pas si difficile si l’euro n’était pas devenu le pivot du projet d’intégration européenne. Personne ne l’a peut-être mieux exprimé que David Cameron dans son discours sur le Royaume-Uni et l’UE de janvier 2013 : « les problèmes de la zone euro entraînent des changements fondamentaux en Europe ». Assurément, si le rythme du processus d’intégration de l’Europe pouvait sembler trop lent aux yeux d’un fédéraliste bruxellois, pour un Premier ministre britannique, il était plutôt accéléré et toujours plus rapide.
Depuis sa création, la monnaie unique a d’ailleurs enfoncé un coin dans la relation déjà bancale entre le Royaume-Uni et le processus d’intégration européenne. Elle a provoqué la naissance du Parti de l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP) en 1993, qui arbore le symbole de la livre sterling sur son étendard, et a vu sa destinée politique accomplie le matin du 24 juin 2016. L’euro a aussi rendu le côté politique du projet européen bien trop explicite dans le débat britannique, pour une adhésion vendue, depuis 1975, principalement sur la promesse des avantages économiques du marché commun. Il a plus tard conduit Gordon Brown, Premier ministre britannique (2007-2010), à résister obstinément aux initiatives de ses homologues européens. D’une certaine manière, l’euro a rendu le Brexit presque inexorable.
« L’Union économique et monétaire n’est pas une politique quelconque ; elle est profondément liée à la raison d’être d’un État. »
L’Union économique et monétaire n’est pas une politique comme les autres ; elle est profondément liée à la raison d’être d’un État : le privilège régalien ancré historiquement de battre monnaie (avec rien moins que le visage du souverain pour en garantir la valeur) combiné à la prérogative plus ou moins acceptée de lever des impôts. Il s’agit d’une politique ayant un impact « constitutionnel » et, en tant que telle, elle a été le moteur de l’intégration politique de l’Europe.
Le processus constitutionnel de l’Europe et son rythem quinquennal a véritable- ment commencé avec l’Acte unique européen (AUE) de 1986 – année d’ailleurs de la première levée du drapeau européen au son de l’hymne officiel de l’UE, le 29 mai 1986. Ce moment est fondateur car il a levé l’obstacle de la règle de l’unanimité, imposée à ses partenaires par la France gaulliste depuis le fameux compromis de Luxembourg de 1966, qui avait maintenu le navire européen à quai pendant près de vingt ans. Bien que l’Acte Unique ait déçu de nombreux fédéralistes, notamment au Parlement, il a ouvert la porte à une intégration po- litique plus poussée, en refaisant du vote à majorité au Conseil une possibilité pratique et en posant les premières bases de l’union monétaire.
Et ainsi la monnaie unique devint le principal moteur de l’intégration. Trente- cinq ans et cinq changements de Traités plus tard, le monde dans lequel nous vivons est complètement différent, tout comme l’Union européenne. La crise du Covid-19 a fait voler en éclats bon nombre des certitudes politiques et des croyances économiques dominantes. La pandémie et sa gestion ont mis à nu, et parfois aggravé, les inégalités, l’absence de conscience écologique dans l’éco- nomie, la dégradation de l’environnement,
l’insuffisance des systèmes de solidarité, les rivalités mondiales, pour ne citer que ces points. En outre, elle a porté un coup puissant au dogme européen de l’austérité et de l’orthodoxie monétaires.
Alors que l’UE post-Brexit reprend son processus constitutionnel et tente de tirer les leçons des événements récents, l’heure est venue de repenser l’Union économique et monétaire, tant dans son architecture que dans sa substance. Les appels à un recadrage complet gagnent déjà du terrain, et de nombreuses propositions sont avancées, qu’il s’agisse d’indicateurs supplémentaires, d’ob- jectifs renouvelés et d’un contrôle parlementaire renforcé, ou du remplacement des règles complexes et souvent dogmatiques par un jeu de nouvelles normes stables, à mettre en œuvre de manière flexible. Les obstacles politiques restent redoutables, et les conservateurs du Pacte de stabilité et de croissance tentent déjà de revenir aux statu quo ante des petits ajustements dans l’esprit d’une coopération intergouvernementale. Le débat européen a commencé, réunissant gouvernements nationaux, spécialistes, experts, députés européens et banquiers centraux. Il doit cependant aussi inclure les citoyens.
Comme nous l’avions expliqué, c’est le renouvellement de la légitimité poli- tique de l’UE qui est en jeu. La conséquence, non désirée mais logique, de la constitutionnalisation de l’Union économique et monétaire est que l’intégration économique continentale est passée du statut de « moyen » à celui de « fin », affaiblissant ainsi dangereusement la légitimité européenne dans les moments de difficultés économiques. C’est d’ailleurs le scénario qui s’est déroulé dans les pays membres en crise, où les promesses de croissance et de prospérité éter- nelles n’ont pas survécu au krach financier de 2008 et à la montée consécutive en flèche du chômage.
Pendant trop longtemps, la question du « modèle économique européen » est restée en suspens. De toute évidence, les institutions de l’UE et de nombreux gouvernements ont senti le changement dans l’air : les mots à la mode de « résilience », « écologisation » et « numérisation » laissent bien entendre qu’un changement de paradigme est en cours. Demeure toutefois le danger de gas- piller une occasion de changement radical par une approche conservatrice. Comme l’a averti l’économiste Daniela Gabor, le « green deal » de l’UE pourrait s’avérer n’être que «la politique habituelle, une approche du type ‘troisième voie’ qui cherche à pousser le marché vers la décarbonisation ».
« Un ordre constitutionnel doit bénéficier d’un consentement démocra- tique suffisant pour résister à ses mécontentements. »
L’idée selon laquelle l’UEM ne devrait être qu’une version européenne de l’Ord- nungspolitik allemande associée aux modèles nordiques axés sur l’exportation est aujourd’hui remise en question par la montée en puissance d’autres priorités et orientations économiques – notamment en Allemagne, où la montée en puissance du parti vert pourrait changer la donne politique lors des élections fédérales de l’automne 2021. Les principes économiques dominants qui déter- minent les politiques européennes restent lourdement marqués par le passé productiviste. Au cours des dernières décennies, le rythme de la croissance du PIB a été au mieux modeste, et toujours plus lent. Largement orientée vers la croissance et le productivisme au détriment des équilibres écologiques et so- ciaux, l’« économie sociale de marché » et son avatar monétaire orthodoxe ne correspondent plus aux défis du XXIe siècle.
L’Europe a besoin d’une Union économique et monétaire adaptée à son temps. Cela devrait inclure ses institutions, ses indicateurs, ses critères et ses objectifs. Comme l’a justement observé l’éditorialiste Wolfgang Munchau, aujourd’hui la mentalité de la zone euro (sans parler de l’UE) n’est pas celle d’une économie intégrée, vaste et fermée de quelques centaines de millions d’habitants. C’est plutôt celle de 19 (ou 27) petites économies ouvertes, axées sur l’exportation et en concurrence les unes avec les autres. Tout son développement est ainsi entravé par les « politiciens de petite économie » qui dirigent ses États membres. L’UEM est peut-être devenue une politique constitutionnelle mais elle n’a toujours pas réussi à produire le « patriotisme constitutionnel » européen, que prônait le philosophe allemand Jürgen Habermas. Au lieu de cela, elle finit par produire une sorte de « patriotisme de la monnaie unique » qui a parfois conduit à la défense de l’euro au détriment de l’Europe.
La finalité de l’intégration économique de l’Europe, le type de cadre économique, social et environnemental qu’elle adopte et les principes régissant la monnaie unique doivent être autant de questions en débat chez les citoyens européens. Les discussions sur la démocratie européenne et sur l’architecture et le sens du modèle économique de l’UE ne doivent plus être menées séparément.
Elles doivent converger, et la Conférence sur l’avenir de l’Europe offre l’occasion de les aborder conjointement. Monnaie n’est pas synonyme de valeurs. La question de savoir si l’UE est un projet démocratique ou économique déterminera sans aucun doute l’avenir de l’Europe et devrait permettre d’éviter des errements complotistes. C’est pourquoi elle doit être au cœur de la discussion avec et entre les citoyens européens.