Le concept d’autonomie stratégique est merveilleusement équivoque. Il a été inventé pour cacher la misère européenne. Les Européens sont incapables d’assurer par eux-mêmes leur sécurité et leur indépendance mais sont obligés de prendre une part accrue à leur propre défense dans un- contexte marqué par une certaine forme, agressive chez Trump, concertée chez Biden, de désengagement américain du théâtre européen. Ils ont donc imaginé ce concept intermédiaire d’“autonomie stratégique” qui permet de concilier l’inconciliable : une dépendance inévitable et une indépendance introuvable.
Une fois de plus les Européens jouent avec les mots en espérant que les choses vont suivre. Peut-être n’ont-ils pas tort de penser qu’“au commencement était le Verbe”, mais il faudrait que le verbe devienne concept - ce n’est pas encore le cas - et que les actes, budgétaires en particulier, soient bientôt au rendez-vous.
Il faut réfléchir aussi à la seconde dimension du mot d’ordre : la stratégie. Et là encore on voit que le compte n’y est pas. L’UE ne s’est jamais vraiment pensée comme une sorte d’acteur néo-westphalien, jeté au milieu d’un monde hostile et obligé de se soumettre au jeu de la puissance. La dichotomie entre des enjeux dialectiques gérés au niveau de la Communauté atlantique et des enjeux linéaires de développement économique et social qui, longtemps, ont seuls relevés du projet européen, nous a enfermé dans une sorte de dédoublement paralysant de la personnalité. Nous n’en sommes toujours pas vraiment sortis et cette division contre nous-même pèse encore très lourd sur la perception de nos responsabilités.
Elle persiste à nous faire plonger dans le monde enchanté de l’affirmation des valeurs, du «doux commerce” cher à Montesquieu, et de la quête obsessionnelle de l’exemplarité, et à nous boucher le nez sur les logiques de confrontation, l’exigence de réciprocité ou la défense de nos intérêts. Nous n’avons pas encore tiré toutes les conséquences d’une révolution copernicienne, survenue ily a pourtant trente ans, et qui devrait nous obliger à penser l’Europe dans son rapport prospectif avec le reste du monde et non dans la fascination historique de ses propres divisions. Ce retard à l’allumage de l’Europe puissance’ a quelque chose de très inquiétant. Serions-nous définitivement sortis de l’Histoire ?
Il manque de la volonté, de l’argent et des institutions pour décider et agir. Les Européens ont eu un sursaut face aux risques de dislocation économique et monétaire induits par la pandémie. Il faut cependant beaucoup plus qu’un sursaut pour refaire de l’Europe le géant géopolitique qu’elle doit redevenir. La prise de conscience de cette exigence commence de se faire jour mais le mouvement est terriblement laborieux.
Il est clair en tout cas que l’entrée de l’UE dans le monde de la puissance ne peut se faire en priorité que par le civil, c’est à dire par l’innovation technologique et industrielle dans toutes ses dimensions, et d’abord par la reconstitution d’une communauté scientifique nombreuse, équipée, respectée et de très haut niveau.
Les Européens ne sont pas prêts à sortir ensemble et tout seuls pour faire la guerre. Le tigre d’hier est devenu un chat domestique et il a désappris la jungle. L’horreur de la force armée est devenue une seconde nature, en particulier chez nos amis Allemands.
C’est pourquoi, je ne crois pas qu’une rupture du lien transatlantique, tel qu’il se profilait avec Trump, aurait conduit à une relève ordonnée des Américains par les Européens. Je crois qu’on aurait plutôt assisté à l’apparition de réflexes paniques et néo-munichois qui auraient sans doute fait le jeu des Russes et des Chinois.
Il faut donc profiter du “sursis à la solitude” que nous accorde l’administration Biden pour nous muscler. Militairement d’abord en développant qualitativement et quantitativement notre effort comme nous y invitent légitimement nos alliés, et en prenant davantage nos responsabilités d’Européens dans la préservation de la paix, de l’ordre et de la sécurité dans notre “étranger proche”, en particulier en Méditerranée.
C’est une vue de l’esprit d’espérer voir les Européens accéder rapide- ment à l’exercice solidaire de responsabilités militaires contre et non pas avec les Américains, ou du moins en accord avec eux. Ceci ne doit toutefois pas nous conduire à ignorer nos éventuelles différences de vues et d’intérêts ni nous dispenser de modérer la tentation aventureuse d’un retour à un monde agressivement bipolarisé et paralysé par une nouvelle guerre froide. Subtil équilibre auquel nous ne pourrons pas contribuer sans nous arracher à notre torpeur historique.