Les Lumières de Bernard Stirn

1/ A l’heure où toutes les libertés publiques sont remises en question par les mesures de réponse à la crise sanitaire, que vous inspire l’Etat de droit en Europe ? 

La crise sanitaire impose des mesures de limitation des libertés fondamentales auxquelles nul n’aurait pu songer : restrictions de déplacement, fermetures d’activité, couvre-feu, confinements. Un état d’urgence sanitaire a été reconnu après l’état d’urgence destiné à lutter contre le terrorisme. Mais, tout comme les mesures prises en vue de combattre le terrorisme, cela se déroule dans le cadre de l’État de droit. Avec des modalités qui varient d’un pays à l’autre, un cadre général est fixé par la loi, des décisions sont prises par les autorités gouvernementales et par les responsables locaux, des recours sont exercés devant les juridictions nationales. Ni le droit de l’Union européenne ni la Convention européenne des droits de l’homme ne sont mis à l’écart. Un impératif de proportionnalité s’impose en définitive : pour être légales, les mesures nécessaires à la lutte contre l’épidémie ne doivent pas restreindre les libertés au-delà de ce qu’exigent les impératifs de santé publique. 


2/ Le droit européen vous semble-t-il efficace en matière de protection des droits de l’homme ? Dans quelle mesure y a-t-il encore matière à progrès ? 

L’Europe forme un vaste espace de droit et de liberté, à l’intérieur duquel la prééminence du droit et le respect des droits fondamentaux sont garantis. Cet espace juridique européen connaît deux dimensions, celle des 27 pays de l’Union européenne et celle des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Avec la vigueur de son ordre juridique intégré, l’Union européenne apporte une forte garantie aux droits issus des traditions constitutionnelles communes aux États membres et exprimés par la Charte des droits fondamentaux. De son côté, le Conseil de l’Europe réunit l’intégralité du continent européen, au sens le plus large, Russie et Turquie comprises, à la seule exception aujourd’hui de la Biélorussie. Deux cours, la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg et la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, veillent avec vigilance au respect par tous de la hiérarchie des normes, des principes communs, des droits garantis que ces deux grands ensembles affirment. Droit de l’Union et droit de la convention interagissent entre eux. L’Europe a ainsi construit un édifice de garantie collective des droits et libertés marqué par son ampleur et sa solidité. Avec l’économie et la culture, le droit est un pilier de la construction européenne. 

Il est vrai que des difficultés et des tensions apparaissent. Le modèle même de la démocratie libérale est parfois mis en cause. Au sein de l’Union européenne, des évolutions préoccupantes, notamment en ce qui concerne l’indépendance des juges et la liberté des médias, sont observées en Hongrie et en Pologne. A l’intérieur du Conseil de l’Europe, la Turquie et la Russie connaissent de graves dérives. Un attachement partagé à l’Europe et au droit permet toutefois de maintenir le dialogue et d’entrevoir des issues. Si des progrès demeurent à accomplir, les ressources à mobiliser sont sans doute à rechercher du côté de la vitalité renforcée de la démocratie et d’une confiance réciproque davantage partagée. De grands espoirs peuvent en particulier être fondés sur la qualité du dialogue interactif qu’entretiennent les cours constitutionnelles, les cours suprêmes nationales et les deux cours européennes. 


3/ Ancien président de la section du contentieux, vous avez eu vous- même à trancher de nombreux litiges portant sur des mesures attentatoires aux libertés en tant que juge administratif. Quelle place le juge doit-il occuper selon vous, notamment vis-à-vis de la politique ou de la science, en période de crise ? 

Chacun a son rôle à jouer et sa place à occuper. Dans les débats sur la fin de vie qui se sont développés après la douloureuse affaire Vincent Lambert, les offices respectifs des médecins, du juge et du politique se sont ainsi bien dessinés. Apprécier l’état d’un patient et décider d’arrêter ou non un traitement relève de l’expertise et de la conscience des seuls médecins. Au juge il revient d’assurer à chacun un recours effectif permettant qu’au terme d’échanges publics et contradictoires, soient assurés l’interprétation de la loi, le respect des procédures, la balance des intérêts en présence. Il appartient au législateur d’arrêter les principes, de définir les grands équilibres, de tracer le cadre dans lequel les décisions sont prises, de décider comment les responsabilités sont réparties. Un tel partage des rôles se retrouve dans la gestion de la crise sanitaire. Le gouvernement, le parlement, les préfets, les élus locaux ont à exercer dans l’urgence de vastes responsabilités. Elles doivent être éclairées du mieux possible par les scientifiques et par les médecins, à qui incombe la mise en œuvre des mesures destinées à protéger la santé publique. Sans avoir à définir les politiques publiques ni à se substituer aux appréciations médicales, le juge est le garant de la régularité comme du caractère nécessaire, adapté et proportionné des décisions prises par les autorités publiques. 

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Résumé
Bernard Stirn est Président de section honoraire au Conseil d’Etat, et membre de l’Institut de France. Diplômé de Sciences Po Paris (1972) et de l’ENA (promotion Guernica, 1976), il a présidé la section du contentieux au Conseil d’Etat de 2006 à 2018. Spécialiste de droit public français et européen, il est Professeur associé à Sciences Po depuis 2002, où il dispense notamment les enseignements suivants : Droit public européen, Droits fondamentaux, Juges et libertés. Il s’intéresse à la question des libertés fondamentales et de leur pro- tection en Europe dans des ouvrages tels que Vers un droit public européen (Montchrestien, collection Clefs, 2012, 2ème éd. 2015) ou Les libertés en question (Montchrestien, collection Clefs, 1re éd, 1996, 10e éd. 2017). Dans le cadre de l’analyse hebdomadaire EuropaNova, Bernard Stirn revient avec nous sur les mécanismes de garantie des droits fondamentaux en Europe et sur le rôle du juge dans la réponse à la crise sanitaire.
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