Comme toujours au niveau européen, pour toute question il est important d’avoir à l’esprit le poids relatif des outils mis en place à ce niveau et au niveau des États. Dans le cas du soutien à la recherche, malgré les progrès résultant du Traité de Lisbonne, la contribution financière des programmes- cadre, Horizon Europe pour la période 2021- 2027, reste de l’ordre de 10 % du budget total disponible pour le soutien à la recherche en Europe. L’essentiel de ce point de vue est donc du côté des États avec des disparités énormes des niveaux d’investissement tant public que privé entre eux.
La question fondamentale est bien sûr celle de la valeur ajoutée européenne de ce type de financement. Dans le rapport sur les ressources de la Commission européenne produit en 2018 par un groupe présidé par Mario Monti, le soutien à la recherche et à l’innovation était identifié avec la sécurité intérieure et extérieure comme le domaine où cette valeur ajoutée européenne était la plus grande. On trouve aussi un appel pressant à une plus grande ambition budgétaire tant dans le rapport produit par Pascal Lamy et son groupe, qui a servi de base à la préparation d’Horizon Europe, le 9ème programme- cadre, que dans les propositions formulées par le us, 120 milliards d’Euros était le plan- cher pour le budget d’Horizon Europe.
Après une dure négociation à l’automne dernier, ce budget s’est finalement établi, avec une petite contribution du Plan de relance, à 95,5 milliards d’Euros après la coupe de plus de 15 % introduite par les chefs d’État et de gouvernement de l’UE lors du sommet de juillet 2020.
Cette décision est incompréhensible si on prend en considération les investissements faits par les concurrents de l’Europe au niveau inter- national et les objectifs politiques ambitieux fixés tant pour le change- ment climatique que la digitalisation ou la santé, tous domaines où la recherche et l’innovation sont la clé. De plus, ceci s’est passé en pleine pandémie pendant laquelle le rôle de la science est devenu encore plus visible pour tous. Une preuve flagrante du manque d’ambition vu depuis l’ERC : année après année, on constate que, sur la base de l’excellente qualité des projets soumis, environ 33 % de projets supplémentaires pourraient être financés si le budget était suffisant.
Le traitement de la crise sanitaire causée par la pandémie a beaucoup de facettes : certaines relèvent d’actions locales comme l’organisation de la vie quotidienne et l’accès au travail, aux écoles et aux commerces, d’autres de l’élaboration et de la mise en place de mesures et d’instruments dont il est essentiel qu’ils aient une cohérence plus large, et d’autres enfin, comme le partage de l’expertise et des données, qui conditionnent de pouvoir avancer rapidement et sur une base solide dans l’évaluation de la situation et la recherche de solutions, où le ni- veau est évidemment pertinent.
Vu la soudaineté et la gravité de la crise, il va de soi que les réseaux préexistants dans un pays ou dans une région donnés ont joué un rôle fondamental dans la qualité de la réponse. Bien entendu ils se sont élargis rapidement, et la réaction de la communauté scientifique s’est rapidement organisée à une échelle internationale. Dans ce cadre, l’obsession de certains à dénoncer des carences nationales est vrai- ment contre- productive car ce qui a vraiment fait la différence a été la capacité de mobiliser des projets scientifiques solides sur de nouvelles problématiques et d’en organiser l’accès.
De ce point de vue la part essentielle prise dans la lutte contre la pandémie par les vaccins à ARN messager, qui, bien qu’étudiés depuis une vingtaine d’années, n’avaient pas débouché sur une utilisation significative avant cet épisode, est exemplaire. C’est une preuve fantastique du rôle déterminant de la recherche fondamentale conjuguée au développement de nouvelles technologies accompagnant les nouveaux résultats pour faire des progrès radicaux. Bien entendu une condition supplémentaire pour l’efficacité de l’action est la mise en place rapide d’un appareil industriel et de service sophistiqué et d’une taille hors du commun vu l’ampleur de la mobilisation indispensable.
Il ne faut pas se laisser obnubiler par la pandémie. Il convient en effet de voir qu’un certain nombre de ressorts qui se sont révélés pertinents dans ce contexte méritent d’être à nouveau mis en œuvre pour d’autre menaces plus diffuses : par exemple l’action pour maîtriser le change- ment climatique va requérir de façon inévitable une action vraiment globale et de longue haleine. On peut aussi penser bien entendu à la prévention de futures pandémies après avoir constaté l’état de sidération de nombre de pays devant la pandémie actuelle. Il convient de no- ter que beaucoup de pays d’Asie, et notamment d’Asie du Sud-Est, qui sont des pays à haute densité de population, avaient su tirer les leçons d’épidémies récentes. On doit aussi reconnaître que leurs populations acceptent un contrôle social strict beaucoup plus facilement que celles des pays européens.
Je pense qu’à ce propos il est important de revenir à ce qui a été la motivation fondamentale en 2000 pour lancer l’Espace européen de la recherche (ERA), à savoir la reconnaissance de ce que l’Europe de la recherche ne sera une réalité que si les acteurs et actrices de la recherche disposent d’un espace où ils et elles peuvent se déplacer facilement. Il s’agit ni plus ni moins de prendre acte que les chercheur- es sont au cœur du processus de recherche.
Il est intéressant de noter que c’est précisément le cœur des commentaires du Parlement européen vis- à- vis de la nouvelle approche proposée en 2020 qui vise à faire de l’ERA un outil au service d’objectifs politiques. C’est une restriction considérable de son ambition initiale car in fine la nouvelle forme donnée à l’ERA peut aboutir à exclure de son champ d’action un grand nombre d’acteurs et d’actrices qui ne seraient pas aligné- es sur des objectifs qui seront forcément changeants au cours du temps. De plus, c’est une vision réductrice car elle donne une valeur normative aux objectifs affichés, alors qu’on sait d’expérience que des contributions parmi les plus importantes viennent de projets dont l’ambition initiale n’était justement pas alignée sur ces priorités.
Au niveau européen, nous avons besoin de toutes les compétences et de les articuler de la façon la plus ouverte, et pas de distinguer les chercheur- es qui seraient dans la ligne et ceux qui ne le seraient pas. Les contributions qui seront essentielles demain ne pourront être développées par la prochaine génération de chercheur- es que si les différents champs scientifiques, pertinents pour les priorités politiques d’aujourd’hui ou pas, sont cultivés sans ostracisme. Ce processus peut prendre des dizaines d’années et, en l’abordant de façon restrictive, on ne peut que s’exposer à engendrer des carences qui peuvent se révéler extrêmement dommageables dans quelques années.
Exiger d’aborder la question d’un Espace européen de la recherche de façon ouverte n’exclut pas de définir des priorités parce qu’il y a besoin de répondre à certaines urgences et que certains chantiers doivent être développés avec une intensité plus grande. Cela n’a cependant aucune raison de se faire au prix d’une restriction de l’ambition de l’ERA. La conformité à des objectifs de court terme, même d’une grande importance à cause de leur impact dans la société, ne peut devenir la règle dominante. Le risque de perdre sur le long terme des compétences qui se révéleront décisives est trop grand.
Vous qualifiez l’IHÉS d’établissement français. Il est vrai qu’il est localisé en France et qu’il reçoit environ la moitié de son soutien de l’État français. Je pense cependant que cela donne une image inexacte de son rôle et de son positionnement dans le monde de la recherche car il s’est placé d’emblée à une échelle internationale : s’il compte une petite dizaine de professeurs permanents ou résidents de longue durée appartenant à des institutions françaises, il bénéficie d’un flux de plus de 200 visiteurs par an venant de nombreux pays du monde. Dans ma fonction de directeur j’ai cultivé cette singularité et j’ai été en prise avec la recherche au niveau international dans les domaines où l’IHÉS est actif.
C’est avec cette vision que l’IHÉS a pu abriter 7 des 60 médailles Fields (1) attribuées, toutes à une exception près reçues après une embauche à l’Institut et pour moitié par des non Français. Cette capacité d’attraction a été possible à cause de l’extraordinaire qualité de la communauté mathématique française reconnue internationalement bien au- delà de l’IHÉS. J’ai d’ailleurs ajouté aux champs traditionnels de compétence de l’Institut (les mathématiques et la physique théorique) l’étude de questions liées à la biologie et à l’ingénierie, toujours en cultivant la plus grande originalité.
Après avoir été impliqué pendant une trentaine d’années dans la re- cherche au niveau international, avec notamment de nombreuses vi- sites en Asie, je suis obligé de constater que les chercheur- es français- es sont en moyenne moins mobiles que leurs collègues européen- nes. Cela peut prendre une forme extrême dans certaines disciplines où même les approches utilisées dans d’autres pays sont considérées comme hostiles. Cela n’empêche pas la France de disposer d’équipes d’excellente qualité et surtout d’un pouvoir d’attraction de scientifiques venant de l’étranger, notamment des jeunes : ainsi environ un tiers des chercheur- es embauché-es par le CNRS ne sont pas français. Ceci est aussi lié au fait que la France offre des postes stables plus tôt qu’un certain nombre d’autres pays comme l’Allemagne par exemple. Un des handicaps cependant, qui était en passe de devenir insupportable, est la faiblesse déraisonnable des rémunérations en début de carrière. Un des points positifs de la récente Loi de Programmation Pluriannuelle sur la Recherche est justement de proposer une augmentation significative de ces salaires.
Un autre signe de cette qualité est le taux de succès au Conseil européen de la recherche (ERC) des projets déposés par des chercheur- es travaillant en France : plus de 15 % alors que la moyenne est entre 11 et 12 %.
Ceci place la France au niveau des Pays- Bas et de l’Allemagne et au- dessus de la Grande Bretagne, mais tout de même nettement en des- sous de la Suisse ou d’Israël, qui ont les taux de succès les plus élevés. Par contre, la France se distingue (négativement) par le petit nombre de projets soumis avec une institution- hôte localisée dans le pays. Si on se rapporte au nombre de contrats ERC par million d’habitants, la France se trouve au 11ème rang parmi les États- membres (et l’Allemagne au 10ème !), loin derrière les Pays- Bas, le Danemark, la Suède mais aussi derrière la Belgique, l’Autriche ou l’Irlande, et ceci malgré un taux de succès parmi les meilleurs. Ce manque d’audace est peut- être lié à une acceptation moindre de l’idée de soumettre des projets dans des appels d’offre compétitifs. Ceci a une racine profonde et qui mérite d’être considérée, à savoir le fonctionnement plus horizontal et collectif du monde de la recherche français par rapport aux modèles anglo- saxons qui ont une organisation plus verticale avec des structures en instituts souvent organisés autour d’une personnalité avec des chaires nominales.
Comme l’ ERC laisse toute latitude aux chercheur- es pour organiser leur projet de la façon qui leur semble la mieux adaptée à sa complétion et permet donc de tenir compte de l’ environnement dans lequel le travail va être accompli, je ne comprends pas bien en quoi cette différence culturelle aboutit à ce déficit marqué de candidatures, spécialement dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Bien entendu la qualité de la recherche française varie d’ une discipline à l’ autre. Par ailleurs la France est impliquée dans nombre de coopérations internationales de bonne qualité. Sur le plan des moyens mis à disposition, le financement de la recherche en France stagne depuis une dizaine d’ années à un niveau moyen à l’ échelle européenne ( environ 2,2 % du Produit intérieur brut) loin des 3 % qui était à la fois l’ objectif affiché par le programme de Lisbonne pour 2020 et le niveau que l’ Allemagne et plusieurs pays nordiques ont dépassé maintenant. Il ne faut jamais oublier que ces chiffres font référence au cumul du soutien public et privé. C’ est en particulier du côté du soutien privé que la France fait moins bien que d’autres pays comme l’Allemagne... et ce malgré une mesure très favorable comme le Crédit Impôt Recherche qui représente tout de même plus de 6 milliards d’ Euros par an (quand le budget du CNRS se monte à environ 3 milliards d’euros).