Penser une notion commune d'Etat de droit européen

Introduction

En juin 2019, la Finlande ouvre la présidence du Conseil de l’Union européenne avec un discours encourageant quant à sa vision de l’UE : « Le succès européen est fondé sur des institutions démocratiques, les droits humains et l’Etat de droit. La mise en œuvre de l’Etat de droit doit être renforcée, afin que les citoyens européens puissent vivre en paix et jouir de droits égaux, et que l’UE puisse défendre de façon crédible un système multilatéral fondé sur le respect international des droits de l’Homme et des institutions. [1]». 

Toutefois, si l’on se réfère aux « indicateurs de gouvernance » donnés par la Banque Mondiale, depuis 2009, dans 17 Etats membres de l’UE[2], la présidence finlandaise semble plutôt soulever un problème qui reste, à ce jour, non résolu. Si l’UE dispose de nombreux outils de surveillance et de réponse au non-respect de l’Etat de droit, force est de constater qu’ils ne sont pas efficaces[3]. D’abord, parce que les outils de surveillance reposent sur les don- nées fournies par les Etats membres. Ensuite, ladite « procédure de l’Article 7 » pouvant conduire à la suspension du droit de vote d’un Etat membre au niveau du Conseil s’avère inutilisable. Finalement, ces mesures punitives démontrent qu’il y a peu d’incitations à respecter l’Etat de droit en Europe, sans parler de l’absence de sa promotion. 

Ce problème ne relève pas exclusivement d’un raisonnement institutionnel ; nous pouvons admettre que les questions soulevées par la garantie de l’Etat de droit sont anciennes et inséparables de notre héritage européen. En ces temps de crise sanitaire présentée comme une occasion de reculer en matière d’Etat de droit, il est devenu plus qu’urgent de promouvoir ces piliers communs. 

Dans notre Histoire politique et juridique européenne, la genèse et l’évolution de la notion d’Etat de droit sont intimement liées au principe de souveraineté. En effet l’Europe se démarque par des siècles d’écrits quant à la façon d’exercer et encadrer la puissance publique. 

La construction progressive de l’État moderne remplace le droit féodal défini par l’exercice du pouvoir basé sur les relations interpersonnelles (la suzeraineté du Roi) et adhère petit à petit à la notion de souveraineté. Ce pouvoir suprême permettant de créer son propre système juridique et de l’implanter à l’intérieur de ses frontières marque un tournant dans la pratique de la politique. En effet, les théoriciens européens véhiculent l’idée que le pouvoir ne peut être légitime que s’il est institué par un pouvoir supérieur, lui-même établi dans un système organisé par des écrits officiels. C’est en particulier le cas de la première constitution suédoise de 1643, du Bill of Rights anglais de 1689, la première monarchie parlementaire française de 1791, ou dans la constitution austro-hongroise de 1848 [4]. 

Reconceptualisé à partir de la philosophie d’Aristote[5], le concept de l’Etat de droit vise à donner à la loi une primauté sur la puissance politique en place. De cette manière, l’Etat de droit apparaît comme étant un mécanisme de dépersonnalisation de l’autorité politique. La société entière est soumise au pouvoir institutionnel établi et garanti par l’Etat, ce dernier se soumettant aux règles qu’il a lui-même établies. Cette conception de l’équilibre des pouvoirs institutionnels est le premier contour juridique de l’État de droit considéré comme une norme minimale. 

On retrouve cette idée dans le Léviathan[6] de Hobbes, ou dans la séparation et l’équilibre des pouvoirs de Montesquieu établissant que seul « le pouvoir arrête le pouvoir »[7]. Cette progression de l’Etat de droit fait partie des idéologies contribuant à déterminer le contenu du droit constitutionnel qui se développe au XIXe siècle : la théorie allemande du Rechtsstaat trouve son interprétation dans la réflexion sur les institutions de l’Italie unifiée[8] et alimente les violents affrontement en Espagne concernant le maintien d’un régime monarchique[9]. 

Nos Etats européens ne se sont pas construits de manière isolée, suivant des frontières variant au gré des conflits armés mais au fur et à mesure des influences de nos penseurs et philosophes européens. 

L’Etat de droit est d’abord le gardien de l’équilibre des pouvoirs entre les institutions, ce premier aspect évolue graduellement vers un mécanisme permettant l’application de la théorie de la hiérarchie des normes, rendu possible notamment grâce à la Cour Constitutionnelle autrichienne de Hans Kelsen. A la lecture des travaux de l’Alsacien Raymond Carré de Malberg, cette hiérarchie et le mécanisme qui assure le respect d’une norme inférieure à une norme supérieure font que l’on peut distinguer l’Etat de droit de « l’Etat policier »[10]. 

L’Etat de droit, présenté comme le point culminant de la civilisation européenne, établit comme un principe fondateur de l’intégration européenne, peut être rappelé et enseigné.

Toutefois, on peut admettre quelque méfiance d’une telle unanimité[11]. Cela s’explique par le fait que les traductions réglementaires et législatives au quotidien ne rendent pas forcément compte d’un Etat de droit que l’on pourrait qualifier d’idéal. En effet, force est de constater que les droits fondamentaux inséparables de l’Etat de droit ne revêtent pas forcément la même valeur et la même définition, pour tous, en Europe. 

D’abord parce que, comme l’a observé la théoricienne politique Hanna Fenichel Pitkin, le concept de liberté recouvre de nombreuses significations, allant de l’interdiction de l’esclavage jusqu’à l’absence de charge psychologique. La liberté implique un système de règles : un « réseau de restriction d’ordre »[12], d’où l’association aisée avec la vie politique et la législation. Les deux éléments peuvent être présentés comme garanties, en Europe, par les systèmes nationaux et européens de droits fondamentaux. 

Ces derniers sont simultanément protégés à l’échelle des Etats Membres, de l’UE et de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Conv. EDH). 

Ensuite, parce qu’on ne peut que regretter un certain aveuglement, durant près d’un quart de siècle, du fait d’un excès d’enthousiasme. En effet, à l’époque où l’on fête la réunification du continent européen, ceux affichant, dans les rues et dans leurs discours, leur quête de libertés semblent alors plus ou moins conscients de l’effort institutionnel que cela implique ; mais pire encore, ceux jouissant « déjà » de libertés semblent à l’époque penser ces dernières se transmettent, naturellement, ou consécutivement à quelques modifications constitutionnelles. Et c’est sur cette méprise que les mécanismes de surveil- lance de l’Etat de droit, au niveau de l’Union européenne ont été élaborés. 

Enfin, pour ne rien arranger, comme Jacques Rupnik et Jan Zielonka l’expliquent, « la majorité des nouvelles démocraties expérimentent une « fatigue démocratique » et « certaines semblent vulnérables à un tournant autoritaire. »[13]. Malheureusement, cette « lassitude » ne concerne pas uniquement l’Eu- rope centrale et orientale post- communiste. Les vieilles démocraties – parfois considérés comme le lieu de naissance des droits fondamentaux – peuvent aussi faire preuve de manquements. 

Elise Bernard

Références

[1] Traduction P Robert, EU2019FI Priorities and Programme, Sustainable Europe – Sustainable future, 2010, disponible via : https://eu2019.fi/en/ priorities/programme 

[2] World Bank, Worldwilde Governance Indicators, 2019, disponible via https:// info.worldbank.org/governance/wgi/Home/Documents 

[3] I. Bond & A Gostynska-Jakubowska, Democracy and the Rule of law – Failing partnership? Center for European Reform, 2020, disponible via https:// www.cer.eu/sites/default/files/pbrief_ruleoflaw_17.1.20.pdf 

[4] J. Mastias, J. Grangé, Les Secondes chambres du Parlement en Europe occidentale, Économica, 1987, p. 78. 

[5] D. Boutet, Vers l’Etat de droit : la théorie de l’Etat et du droit, L’Harmattan, 1991, p. 34. 

[6] L. May, Limiting Leviathan: Hobbes on Law and International Affairs, OUP Oxford, 2013, p. 139. 

[7] L. Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, Rule of law, Dalloz, 2002, p. 373. 

[8] J-Y. Frétigné, ‘’Mosca, Orlando et l’Italie transformiste’,’ Revue d’histoire moderne et contemporaine, 50-2, 2003, p. 92-111. 

[9] G.C Villar and G. Camara, Seminar, Fernando de Los Ríos y Su Tiempo, Editorial Universidad de Granada, 2000, p. 98. 

[10] E. Maulin, La théorie de l’État de Carré de Malberg, Presses Universitaires de France, 2015. 

[11] Par ex. F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion 1992 ou M. Troper, « L’Europe et les principes », droit et société, 1992, p. 51. 

[12] H Fenichel PItkin, ‘’Are Freedom and Liberty twins ?’,’ Political Theory, Vol. 16 N°4, Nov 1988, p. 523-552. 

[13] J. Rupnik and J. Zielonka, «Introduction: The State of Democracy 20 Years on: Domestic and External Factors.», Eastern European politics and societies 27 (1), 2013, p. 3-25. 

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Résumé
En juin 2019, la Finlande ouvre la présidence du Conseil de l’Union européenne avec un discours encourageant quant à sa vision de l’UE : « Le succès européen est fondé sur des institutions démocratiques, les droits humains et l’Etat de droit. La mise en œuvre de l’Etat de droit doit être renforcée, afin que les citoyens européens puissent vivre en paix et jouir de droits égaux, et que l’UE puisse défendre de façon crédible un système multilatéral fondé sur le respect international des droits de l’Homme et des institutions. [1]». Toutefois, si l’on se réfère aux « indicateurs de gouvernance » donnés par la Banque Mondiale, depuis 2009, dans 17 Etats membres de l’UE[2], la présidence finlandaise semble plutôt soulever un problème qui reste, à ce jour, non résolu. Si l’UE dispose de nombreux outils de surveillance et de réponse au non-respect de l’Etat de droit, force est de constater qu’ils ne sont pas efficaces[3]. D’abord, parce que les outils de surveillance reposent sur les données fournies par les Etats membres. Ensuite, ladite « procédure de l’Article 7 » pouvant conduire à la suspension du droit de vote d’un Etat membre au niveau du Conseil s’avère inutilisable. Finalement, ces mesures punitives démontrent qu’il y a peu d’incitations à respecter l’Etat de droit en Europe, sans parler de l’absence de sa promotion. Ce problème ne relève pas exclusivement d’un raisonnement institutionnel ; nous pouvons admettre que les questions soulevées par la garantie de l’Etat de droit sont anciennes et inséparables de notre héritage européen. En ces temps de crise sanitaire présentée comme une occasion de reculer en matière d’Etat de droit, il est devenu plus qu’urgent de promouvoir ces piliers communs.
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